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Tzeu-tchang me dépasse. — Très étonné, Tzeu-hia se leva et demanda : Mais alors, pourquoi ces quatre hommes restent-ils encore à votre école ? — Voici pourquoi, dit Confucius. Yen-Hoei, si bon, ne sait pas résister. Tzeu-koung, si clairvoyant, ne sait pas céder. Tzeu-lou, si brave, manque de prudence. Tzeu-tchang, si digne, n’a pas d’entregent. S’ils me dépassent chacun par quelque qualité, ils me sont tous inférieurs par quelque défaut. C’est à cause de ce défaut, qu’ils restent à mon école, et que j’accepte de les traiter en disciples.

E. Devenu maître à son tour, Lie-tzeu le disciple de maître Linn de Hou-K’iou, l’ami de Pai-hounn-ou-jenn, demeurait dans le faubourg du sud, (où demeurait aussi le célèbre taoïste dont on ne connaît que l’appellatif Nan-kouo-tzeu, maître du faubourg du sud). Lie-tzeu disputait chaque jour avec quiconque se présentait, sans même se préoccuper de savoir à qui il avait affaire. Pour ce qui est de Nan-kouo-tzeu, il fut son voisin durant vingt ans sans lui faire visite, et le rencontra souvent dans la rue sans le regarder. Les disciples en conclurent, que les deux maîtres étaient ennemis. Un nouveau-venu de Tch’ou, demanda naïvement à Lie-tzeu pourquoi ? Lie-tzeu lui dit : Il n’y a, entre Nan-kouo-tzeu et moi, aucune inimitié. Cet homme cache la perfection du vide sous une apparence corporelle. Ses oreilles n’entendent plus, ses yeux ne voient plus, sa bouche ne parle plus, son esprit ne pense plus. Il n’est plus capable d’aucun intérêt ; donc inutile d’essayer d’avoir avec lui aucun rapport. Si vous voulez, nous allons en faire l’expérience. — Suivi d’une quarantaine de disciples, Lie-tzeu alla chez Nan-kouo-tzeu. Celui-ci était de fait si perdu dans l’abstraction, qu’il fut impossible de nouer avec lui aucune conversation. Il jeta sur Lie-tzeu un regard vague, sans lui adresser une seule parole ; puis, s’adressant aux derniers des disciples, il leur dit : Je vous félicite de ce que vous cherchez la vérité avec courage. ... Ce fut tout. — Les disciples rentrèrent très étonnés. Lie-tzeu leur dit : de quoi vous étonnez-vous ? Quiconque a obtenu ce qu’il demandait, ne parle plus. Il en est de même du Sage, qui se tait, quand il a trouvé la vérité. Le silence de Nan-kouo-tzeu est plus significatif qu’aucune parole. Son air apathique couvre la perfection de la science. Cet homme ne parle et ne pense plus, parce qu’il sait tout. De quoi vous étonnez-vous ?

F. Jadis quand Lie-tzeu était disciple, il mit trois ans à désapprendre de juger et de qualifier en paroles ; alors son maître Lao-chang l’honora pour la première fois d’un regard. Au bout de cinq ans, il ne jugea ni ne qualifia plus même mentalement ; alors Lao-chang lui sourit pour la première fois. Au bout de sept ans, quand il eut oublié la distinction du oui et du non, de l’avantage et de l’inconvénient, son maître le fit pour la première fois asseoir sur sa natte. Au bout de neuf ans, quand il eut perdu toute notion du droit et du tort, du bien et du mal, et pour soi et pour autrui ; quand il fut devenu absolument indifférent à tout, alors la communication parfaite s’établit pour lui entre le monde extérieur et son propre intérieur. Il cessa de se servir de ses sens, (mais connut tout par science supérieure universelle et abstraite). Son esprit se solidifia, à mesure que son corps se dissolvait ; ses os et ses chairs se liquéfièrent (s’éthérisèrent) ; il perdit toute sensation du siège sur lequel il était assis, du sol sur lequel ses pieds appuyaient ; il perdit toute intelligence des idées formulées, des paroles pro-