Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans fondements apparents, flottant dans l’espace comme un nuage. Dans ce monde supraterrestre, vues, harmonies, parfums, saveurs, rien n’était comme dans le monde des hommes. L’empereur comprit qu’il était dans la cité du Souverain céleste. Vu de là-haut, son palais terrestre lui apparut comme un tout petit tas de mottes et de brindilles. Il serait resté là durant des années, sans même se souvenir de son empire ; mais le magicien l’invita à le suivre plus haut... Cette fois il l’enleva, par delà le soleil et la lune, hors de vue de la terre et des mers, dans une lumière aveuglante, dans une harmonie assourdissante. Saisi de terreur et de vertige, l’empereur demanda à redescendre. La descente s’effectua avec la rapidité d’un aérolithe qui tombe dans le vide. — Quand il revint à lui, l’empereur se retrouva assis sur son siège, entouré de ses courtisans, sa coupe à demi pleine, son ragoût à demi mangé. Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il à son entourage. — Vous avez paru vous recueillir, durant un instant, dirent ses gens. — L’empereur estimait avoir été absent durant trois mois au moins. Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il au magicien. — Oh ! rien de plus simple, dit celui-ci. J’ai enlevé votre esprit. Votre corps n’a pas bougé. Ou plutôt, je n’ai même pas déplacé votre esprit. Toute distinction, de lieu, de temps, est illusoire. La représentation mentale de tous les possibles, se fait sans mouvement et abstrait du temps. — C’est de cet épisode, que date le dégoût de l’empereur Mou, pour le gouvernement de son empire, pour les plaisirs de sa cour, et son goût pour les flâneries. C’est alors que, avec ses huit fameux chevaux tous de poil différent, Tsao-fou conduisant son char et Ts’i-ho lui servant d’écuyer, Chenn-pai menant le fourgon avec Penn-joung comme aide, il entreprit sa célèbre randonnée par delà les frontières occidentales. Après avoir fait mille stades, il arriva dans la tribu des Kiu-seou, qui lui firent boire du sang de cygne, et lui lavèrent les pieds avec du koumys (deux fortifiants). La nuit suivante fut passée au bord du torrent rouge. Au jour, l’empereur gravit le mont K’ounn-Lunn, visita l’ancien palais de Hoang-ti, et éleva un cairn en mémoire de son passage. ¦ Ensuite il visita Si-wang-mou[1], et fut fêté par lui (ou par elle) près du lac vert. Ils échangèrent des toasts, et l’empereur ne dissimula pas qu’il lui était pénible de devoir s’en retourner. Après avoir contemplé l’endroit où le soleil se couche au terme de sa course diurne de dix mille stades, il reprit le chemin de l’empire. Somme toute, il revint désillusionné, n’ayant rien trouvé qui ressemblât à sa vision. Hélas ! dit-il en soupirant, la postérité dira de moi, que j’ai sacrifié le devoir au plaisir. — Et de fait, n’ayant cherché que le bonheur présent, il ne fut pas bon empereur, et ne devint pas parfait génie, mais arriva seulement à vivre longtemps, et mourut centenaire.

B. Lao-Tch’eng-tzeu s’était mis à l’école de maître Yinn-wenn (Koanyinn-Lzeu), pour apprendre de lui le secret de la fantasmagorie universelle. Durant trois années entières, celui-ci ne lui enseigna rien. Attribuant cette froideur de son maître à ce qu’il le jugeait peu capable, Lao-Tch’eng-tzeu s’excusa et offrit de se retirer. Maître Yinn-wenn l’ayant salué (marque d’estime extraordinaire), le conduisit dans sa chambre, et là, sans témoins (science ésotérique), il lui dit : Jadis, quand Lao-tan partit pour l’Ouest[2], il résuma pour moi sa doctrine en ces mots : et l’esprit vital, et le corps

  1. Probablement un roi, dont la légende a fait une femme. Vers le Pamir, peut-être.
  2. S’il est authentique, ce texte est le plus ancien qui parle de ce départ.