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en chaland, au milieu des tiges rondes et flexibles du nénuphar. Le bal au village est encore un morceau très-agréable et d’une originalité suffisante, après que tant d’auteurs de mérite se sont essayé dans la peinture des scènes champêtres.

Il y a beaucoup de personnages dans ce roman ; je ne songe pas à en faire un reproche à l’auteur, son sujet le voulait ainsi. Quand on prend pour titre Un mariage scandaleux, on s’oblige à mettre d’un côté deux amants, de l’autre l’opinion publique, qui compte passablement de représentants. L’action s’élargit, il n’est personne dans la cité qui n’ait sa part d’influence sur les destinées du couple intéressant, part minime en soi, énorme si l’on prend ensemble tous les individus, et le drame domestique s’élève à la façon de ces monuments qu’on trouve dans certains passages dangereux des montagnes, où chaque voyageur jette une pierre en passant. D’ailleurs l’auteur a mis un grand soin à varier les caractères, et tous ces personnages, agissant sans confusion, occupent exactement dans le récit la place que leur importance leur assigne.

J’aurais pourtant, sous ce rapport, une exception à faire. Lucie a un frère. L’auteur n’a pas voulu compliquer son récit par de fréquentes interventions de ce jeune homme et ne le met que fort incidemment en scène. Mais, par cela même, et comme par omission de l’auteur, il joue un rôle assez étrange. La rareté de ses apparitions au milieu des embarras et des douleurs de sa famille semble due à une indifférence révoltante ; cette figure à peine esquissée se forme et s’accuse pour ainsi dire toute seule sous les traits les plus odieux, et, pour n’avoir voulu faire de Gustave Bertin qu’un personnage épisodique, l’auteur en a fait nécessairement un fils et un frère dénaturé sans paraître y prendre garde.

Je n’ai point l’envie de formuler d’autres critiques : les rares défauts qu’on pourrait signaler dans cet ouvrage disparaissent dans l’ensemble des qualités qui le distinguent. Il faudrait l’examiner d’une vue trop curieuse et je crois trop puérile. J’aime mieux résumer mon impression générale. Pour moi, ce roman est une des œuvres les plus remarquables que ces dernières années aient vu éclore. Je n’ai pas assez d’autorité pour me mêler de faire des prédictions en matière littéraire ; mais je ne crois pas m’avancer beaucoup en annonçant que, lorsque le temps aura fait justice de certains succès,