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— La même injustice nous accable. Tu aimes au-dessus de ton rang ; moi, j’aime au-dessous…

— Lucie, dit-il comme atterré, tu ne veux pas dire… non, c’est impossible ! je n’ai rien cru de tout cela…

— Tu me mépriserais donc aussi, toi ? demanda-t-elle d’un accent douloureux.

— Je ne te comprends pas, répondit-il sèchement.

— Le connais-tu, Émile ?

— Oui, tout autant que je puisse connaître un homme de cette classe-là, répliqua-t-il d’un ton glacé.

Il lit quelques pas dans l’alcôve, et revenant vers Lucie qui le suivait d’un air morne :

— Je t’en conjure ! ma chère cousine…

Mais il n’en dit pas davantage, car Mme Bertin rentrait à ce moment.

Feignant de se reposer, le visage caché sur l’oreiller, Lucie pleura longtemps. Ensuite elle se leva et sortit. On ne chercha point à la contrarier ; le silence de la pitié se faisait autour d’elle. Après avoir marché quelque temps dans la prairie, l’habitude ou l’instinct la conduisit au jardin, et elle s’assit dans le bosquet, sur le banc même où elle avait écrit l’aveu de son amour, et que distinguait à cette place une longue entaille. Elle souffrait extrêmement de se voir condamnée par tous, condamnée par son cousin lui-même, au moment où il souffrait le plus des arrêts de l’orgueil. Elle ne se repentait point ; mais en ce moment son courage était abattu. Il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait vu Michel. Si la solitude absolue est écrasante, la solitude morale au milieu de pensées hostiles est encore plus lourde et plus cruelle. Entre les hommes, le silence même est un moyen de se faire souffrir, et que Dieu en soit loué ! car le mal contient le bien dans la fructification humaine, comme une enveloppe épineuse un fruit savoureux.