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tandis que le berger, frémissant, la regardait s’éloigner, d’un œil hébété.

Maîtresse Chazelles revenait au Bourny. Il y avait de là environ trois kilomètres. Par moments, elle s’arrêtait, mais sans lâcher son fardeau, reprenait haleine et continuait son chemin.

Que se passait-il au Bourny pendant ce temps ?

Mathurin Chazelles, son fils, et le petit père Galey avaient été, comme l’avait dit Bruckner, jetés dans la cave, bien garrottés. Ils y passèrent la nuit sur la terre humide, et sans nourriture, et l’on n’eut pour eux d’autre soin que de leur apprendre qu’ils seraient fusillés le lendemain.

En effet, au point du jour, on vint les chercher, et ils furent conduits à coups de crosse dans les reins sur le terre-plein. de l’aire, au devant des granges. Un moment, ils restèrent là, debout, gardés par quelques soldats, le fusil prêt. De ce point, l’on dominait toute la ferme du Bourny et les environs, jusqu’au village de Courcelles. Mathurin Chazelles jeta les yeux autour de lui. Ce n’était pas la première fois qu’il regardait sa ferme de cet endroit. Bien souvent, il s’était arrêté là pour la contempler, s’applaudissant du travail fait, ruminant le travail à faire et ne pouvant se lasser de couver des yeux ce cher bien, qu’il avait fait sien du travail de toute sa vie, et qu’il brûlait d’avoir à lui tout entier, ce bien gagné, qui était son rêve, son orgueil, sa joie. Il aperçut dans sa vigne les chevaux des officiers prussiens qui broutaient ; il vit sortir des étables ses bœufs, ses chevaux et ses vaches qu’on emmenait ; il vit le jardin piétiné, la cour encombrée des charrettes où l’on avait chargé le linge arraché aux armoires de la famille ; il revit en pensée l’horrible scène de la veille, sa fille outragée, sa femme terrassée par la douleur et chercha vainement des yeux ceux qui lui manquaient. Puis il regarda son fils Jérôme, ce beau gars de vingt-cinq ans, qui allait mourir ; il pensa qu’en ce même moment, deux provinces de la France, foulées aux pieds de l’étranger, étaient violées, pillées, rougies de honte et de sang, et que ce flot envahisseur allait peut-être se répandre sur la France entière. Et il se demanda comment il était possible que le peuple travailleur souffrît de pareilles horreurs sur la terre. Son bien, sa femme, ses enfants, sa vie, tout ce qu’il possédait, tout ce qu’il aimait, tout cela