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ronne du génie qu’on lui avait décernée, qu’il avait portée en rêve, il ne la voyait plus, ne la sentait plus ; et personne ne lui en parlait et n’avait l’air d’y songer. Comprenant alors que l’abaissement de sa fortune l’avait abaissé lui-même dans l’opinion, cette colère concentrée qu’on nomme la misanthropie s’amassa en lui. Il devint défiant et rogue, souvent sans cause. Lucien n’eut bientôt plus à la bouche que des aphorismes de mépris contre l’humanité tout entière. Il avait ses raisons, raisons personnelles, qui n’eussent pas dû servir de base à des jugements généraux ; mais il n’en va guère autrement, et c’est une des causes de la diversité des opinions humaines.

Nous devons justifier les amis de Lucien : ils n’y avaient mis ni lâcheté ni malice, mais seulement beaucoup de légèreté. Ils n’avaient pas marchandé l’éloge tant que Lucien n’avait travaillé qu’en amateur et en homme du monde ; mais du moment où il demandait à l’art ses moyens d’existence et n’avait plus d’autre espoir, la chose devenait sérieuse et méritait qu’on y regardât. Leur langage, devenu plus consciencieux, n’en était pour cela même que plus amical, et ils n’étaient réellement coupables que de trop de complaisance dans le passé. Lucien ne le comprit pas ainsi. Ne l’en blâmons pas trop, il fit comme tout le monde ; il est mille fois plus naturel, et bien plus facile, d’accuser ses amis que de se juger soi-même.

Ces fougues, ces amertumes et ces désespoirs du jeune artiste jetèrent beaucoup de trouble dans le ménage fraternel. Très-différente de son frère, Cé-