Page:Leneru - Le Cas de Miss Helen Keller.pdf/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.

peu inférieur à l’oreille ; et le toucher est de beaucoup supérieur à l’œil.» Pour essayer de la comprendre, il faut se rappeler combien la langue est peu attentive à tout cet ordre de sensations. Si elle avait été française, elle n’aurait eu qu’un seul mot pour les parfums et pour les contacts, et « le toucher » lui-même, quel mot superficiel, épidermique pour cette première fonction de la vie : sentir. Nous le localisons tout de suite au bout des doigts, mais, bien que miss Keller ait dit avec stupeur, en parlant des autres : « Quand ils regardent, ils mettent leurs mains dans leurs poches », le mot tact a pour elle une signification bien plus étendue : « Chaque atome de mon corps est un vibroscope. »

La nécessité donne à l’œil un précieux pouvoir de vision et de même au corps entier un précieux pouvoir de sentir. Quelquefois l’on dirait que la substance même de ma chair est autant de regards épiant un monde chaque jour nouvellement créé. Le silence et l’obscurité qu’on dit m’enfermer ouvrent hospitalièrement la porte à d’innombrables sensations qui me distraient, m’informent, m’avertissent et m’amusent.

Il ne m’appartient pas de dire si nous voyons mieux avec la main qu’avec l’œil. Je sais seulement que le monde que voient mes doigts est vivant, brillant et satisfaisant. Le toucher apporte à l’aveugle un grand nombre de douces certitudes qui manquent à de plus fortunés, parce que leur sens du toucher est inculte. Quand ils regardent, ils mettent leurs mains dans leurs poches. Sans doute, c’est une des raisons pour lesquelles leur connaissance est souvent si vague, inexacte et inutile.

Il n’y a rien de confus ni d’incertain en ce que nous pouvons toucher. Par le sens du toucher je connais le visage de mes amis, la variété sans limites des lignes droites et courbes, toutes les surfaces, les accidents de terrains, le délicat façonnage des fleurs, les mille formes des arbres et la course des vents puissants. En dehors des objets, des surfaces et des changements atmosphériques, je perçois d’innombrables vibrations. J’obtiens une connaissance assez étendue des choses de tous les jours par les chocs et les ébranlements qu’on sent partout dans la maison.

Bien plus que le toucher de l’épiderme, qui ne lui donne que des relations géométriques, cette autre manière de sentir, plus proche de l’oreille que de la main, et qui est vraiment un autre sens, avec des organes différents : la faculté de percevoir les vibrations, l’a mise en rapport avec le monde vivant. L’é-