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auquel elle serait sensible — l’inévitable frisson provoqué par une telle expérience.

Le livre où elle nous racontait son éducation, ses lectures, ses voyages et ses examens, était déjà bien surprenant. Or, miss Keller est en incommensurable progrès dans son article Sense and Sensibility — Century, Febr-March 1908. — Il ne s’agit plus de nous apprendre comment elle est devenue normale, mais, chose bien plus importante, de définir, d’étudier l’exception qui est la sienne. Dans son livre, on était toujours en présence de l’effort, de la victoire d’être pareille aux autres. Aujourd’hui elle comprend mieux les différences, elle s’y attache et révèle des qualités d’observation qui tiennent du psychologue, de l’artiste et même, dans leur tension vers une vie supérieure, de l’ascète.

Quand les professeurs des sourds-muets me parlaient de leurs élèves aveugles, je demandais toujours : « Comment les commence-t-on ? » On ne s’imagine pas comme c’est simple ; il ne faut qu’être très patient. Le seul instrument indispensable est une langue humaine. L’enfant normal apprend à la parler, l’enfant qui ne parle pas à la lire, l’enfant qui ne parle ni ne lit, à l’écrire.

On écrivit dans la main d’Helen[1] « poupée ». On lui donna sa poupée et puis d’autres poupées, et toujours on écrivait les mêmes lettres. On lui apprit à les épeler elle-même. Elle imite d’abord et quelques semaines après comprit le rapport des mots aux choses. Elle a pu distinguer l’heure précise de ce qu’on appellerait sa conversion à l’intelligence. Comme elle confondait toujours gobelet et eau, on dut lui mettre la main, sous une fontaine. « Tandis que je goûtais la sensation de cette eau fraîche, miss Sullivan traça dans ma main restée libre le mot eau, d’abord lentement, puis plus vite. Je restais immobile, toute mon attention concentrée sur les mouvements de ses doigts. Soudain il me vint un souvenir imprécis comme de quelque chose depuis longtemps oublié et, d’un seul coup, le mystère du langage me fut révélé… Je quittai le puits avide d’apprendre. Toute chose avait un nom et tout nom provoquait une pensée nouvelle. En retournant à la maison, tous les objets que je touchais me semblaient frissonner de vie. » Et

  1. Le professeur se sert de l’alphabet manuel ; l’élève pose légèrement sa main sur la sienne pour ne pas gêner les mouvements.