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tout ce que nous savons du monde matériel et du monde spirituel. Pour moi, ce sont toutes les impressions, vibrations, chaleur, froid, goût, odorat et les sensations que celles-ci apportent à l’esprit, infiniment combinées, entremêlées avec les idées associées et la connaissance acquise. Aucune personne réfléchie ne voudra croire que ce que j’ai dit au sujet de la signification des pas est strictement vrai de simples vibrations et secousses. C’est un revêtement du spirituel dans certains éléments matériels — coups tactuels — et une connaissance acquise des habitudes physiques et des traits moraux des êtres hautement organisés. Que signifieraient les odeurs si elles n’étaient pas associées à l’époque de l’année, à l’endroit où je vis, aux gens que je connais ?

Le résultat d’un tel mélange est quelquefois un essai de cordes grinçantes très éloigné d’une mélodie, encore plus loin d’être une symphonie. Pour l’avantage de ceux qui auraient besoin d’être rassurés, je dirai que j’ai senti un musicien accorder son violon, que j’ai lu sur la symphonie et qu’ainsi j’ai une claire perception intellectuelle de ma métaphore. Mais avec de l’entraînement et de l’expérience, les facultés rassemblent les notes éparses et les combinent en un tout harmonieux et complet.

Me refusera-t-on l’usage de mots tels que « fraîcheur » ou « étincelle », « obscur » et « morne » ? J’ai marché de grand matin dans les champs, j’ai senti un massif de roses chargé de rosée et de parfum. J’ai senti les courbes et les grâces de mon chat en train de jouer, j’ai connu les douces manières timides des petits enfants. J’ai connu le triste envers de toutes ces choses, un pénible tableau du toucher. Rappelez-vous que j’ai quelquefois voyagé sur une route poussiéreuse aussi loin que mes pieds purent aller. À un tournant soudain j’ai marché sur d’affreux roseaux desséchés ; en étendant les mains j’ai touché un bel arbre dont un parasite avait pris la vie comme un vampire. J’ai touché un oiseau dont les douces ailes pendaient flasques, dont le cœur ne battait plus. J’ai pleuré sur la faiblesse et la difformité d’un enfant boiteux ou aveugle de naissance ou, pire encore, sans sa raison. Si j’avais le génie de Thomson, moi aussi je pourrais dépeindre une « Cité de l’Effroyable Nuit » par les seules sensations du toucher. De contrastes si irréconciliables, pouvons-nous manquer à nous former une idée de la beauté et de savoir certainement quand nous nous trouvons en présence du charme ?

Il est impossible de disputer à Helen Keller un sens esthétique de la nature. Il n’est pas « vicarieux », comme on s’acharne à le lui dire. On peut parler des arbres quand on passe des minutes à les écouter, le front sur l’écorce, comme en témoigne une photographie émouvante. C’est avec un détail de poète