Page:Leneru - Le Cas de Miss Helen Keller.pdf/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.

grand musicien cessent d’user des grossiers instruments de la vue et de l’ouïe. Ils brisent l’ancrage de leurs sens, s’élèvent sur les impérieuses et fortes ailes de l’esprit bien au-dessus des collines nuageuses et des vallées obscurcies, dans les régions de la lumière, de la musique et de l’intellect.

Quel œil a vu les gloires de la Nouvelle Jérusalem ? Quelle oreille a entendu la musique des sphères, les pas du temps, les coups du hasard et ceux de la mort ? Les hommes n’ont pas entendu, avec leur sens physique le tumulte des douces voix sur les collines de Judée, ni vu la céleste vision ; mais des millions ont écouté, à travers les âges, le message spirituel.

Notre cécité ne change pas un iota aux cours des réalités intérieures. De nous, il est aussi vrai que du voyant, que le plus beau des mondes est toujours celui que perçoit l’imagination.

Or, miss Keller affirme et prouve qu’elle n’est pas étrangère à notre idée de la beauté, et que « manquer d’un sens ou deux » n’est pas une suffisante affaire pour atrophier l’intelligence humaine. C’est toute la démonstration qu’elle a désiré faire, on sent que c’est là son point d’honneur.

D’après tous les arts, toute la nature, toute cohérente pensée humaine, nous savons que l’ordre, la proportion, la forme sont les éléments essentiels de la beauté. Maintenant l’ordre, la proportion, la forme, sont palpables au toucher. Mais la beauté et le rythme sont plus profonds que les sens. Ils sont comme l’amour et la foi. Ils jaillissent d’un acte spirituel ne dépendant que légèrement de la sensation. L’ordre, la proportion, la forme ne peuvent pas engendrer dans la pensée l’idée abstraite de beauté, s’il n’y a déjà là une âme-intelligence pour souffler la vie dans les éléments. Bien des personnes, ayant des yeux parfaits, sont aveugles dans leurs perceptions. Bien des personnes, ayant des oreilles parfaites, sont émotionnellement sourdes. Et précisément, ce sont elles qui osent poser des limites à la vision de ceux qui, manquant d’un sens ou deux, ont la volonté, l’âme, la passion, l’imagination.

Maintenant quel est pour elle ce monde imaginaire, où les images ne sont point ? Miss Keller ne laisse rien dans le vague ; avec elle on ne quitte pas le domaine de l’expérience ; c’est ce qui doit, il me semble, rendre son témoignage aussi précieux qu’unique. J’ignore quel usage en pourrait faire actuellement un psychologue, mais je sens bien qu’il y a là un document sans équivalent.

Il y a, dit-elle, une consonnance de toutes choses, un mélange de