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me rends compte de bien des vibrations spécifiques et je les interprète : le rire étouffé d’un petit garçon, le « Eh ! » de surprise d’un homme, le « hem » de l’ennui ou de la perplexité, un gémissement de douleur, un cri, un murmure, un sanglot, une suffocation, un halètement. Les cris des animaux, bien que sans paroles, sont éloquents pour moi : le ronron du chat, son miaulement, son crachement de colère, saccadé, agressif ; l’aboiement avertisseur d’un chien, ou sa joyeuse bienvenue, son hurlement de douleur ou son ronflement satisfait ; le meuglement d’une vache et le jacassement d’un singe, le hennissement d’un cheval, le rugissement du lion et le terrible grondement du tigre. Peut-être devrais-je ajouter, pour le bénéfice des critiques et des incrédules qui pourraient parcourir cet essai, qu’avec ma propre main j’ai senti tous ces sons. De mon enfance à l’heure actuelle, j’ai saisi toutes les occasions de visiter les jardins zoologiques, les ménageries et les cirques, et tous les animaux, excepté le tigre, ont parlé dans ma main. Je n’ai touché le tigre que dans un muséum, où il est aussi inoffensif qu’un agneau ; je l’ai cependant entendu rugir royalement comme une cataracte sur des rocs.

Pour continuer, je connais aussi le « plop » d’un liquide dans un vase. Donc, si je renverse mon lait, je n’ai pas l’excuse de l’ignorance. Je suis aussi familière avec l’éclatement d’un bouchon, le pétillement d’une flamme, le tic-tac de la pendule, le branle métallique d’un moulin à vent, l’élévation laborieuse et la chute de la pompe, le jet volumineux de la pompe à incendie, le coup illusoire du vent à la porte et à la fenêtre, le fracas du tonnerre et bien d’autres vibrations impossibles à énumérer.

Ces avertissements, ces repères dans le monde sensible, ne lui furent pas seulement des renseignements au jour le jour, il a fallu faire reposer là-dessus toute une éducation, se construire avec ces riens une représentation de la vie :

Je me suis tenue près d’un pont en voie de construction et j’ai senti le fracas tactuel, le retentissement des lourdes masses de pierre, la chute de la terre éboulée, la rumeur des machines, le bruit mat des charrettes de boue, les triples coups des marteaux de forge. J’ai pu sentir les pots à feu, le goudron, le ciment, ainsi j’ai une idée très vive des grands travaux dans la pierre et l’acier et je crois être au courant de tous les bruits infernaux qui peuvent être réalisés par l’homme ou par la machine. La chute des corps tombant lourdement, l’éclat soudain, déchirant, des bûches qu’on fend, le brisement cristallin de la glace pilée, le craquement d’un arbre précipité à terre par un ouragan, l’incompréhensible et persistant chaos de bruit d’un train de marchandises qu’on aiguille, l’explosion du gaz, les roches