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— Il n’y a pas de plus grand bonheur sur la terre, mon Dolf, que de vieillir en s’aimant : d’abord on ne sent pas que les années deviennent plus courtes à mesure que la vie s’allonge ; et quand l’un meurt, l’autre meurt de suite après. Ainsi l’on n’a pas le temps de cesser de s’aimer.

— Oui, Riekje. Et si le vieux père meurt le premier, je dirai au fossoyeur : « Creusez une large tombe, homme de la mort, car notre mère y va descendre à son tour. »

— Ah ! cœur, s’écria Riekje, en serrant son mari dans ses bras, ainsi dirai-je pour moi au fossoyeur, si la mort m’enlève mon Dolf.

Le feu ronflait dans l’âtre, et les chandelles, tirant sur leur fin, grésillaient avec une lueur vacillante. Maintenant Nelle oubliait de moucher les mèches qui, écroulées par les champignons, faisaient dégoutter le suif en grosses larmes jaunes. Et dans la lumière rougeâtre qui s’élargissait en cercles comme de l’eau où une pierre est tombée, l’étroite et pauvre chambre avait l’air d’un petit paradis, car il y avait là des cœurs heureux.

Rude et couleur de saumon fumé, la tête de Tobias se détachait de la brune paroi avec ses pommettes saillantes, son menton couvert d’un bouquet de poils gris, sa bouche rasée et ses oreilles garnies d’une belière d’or. Et près de lui se tenait assise la vieille Nelle. Elle tournait le dos aux chandelles, et par moments, quand elle remuait la tête, un reflet clair plaquait son front, l’or de ses pendants scintillait à ses oreilles, le bout de son nez s’allumait d’une paillette, et de l’ombre sortaient, comme les ailes d’un oiseau, les barbes de sa cape. Elle était vêtue d’un gros jupon de laine sur lequel dansaient les basques de sa jaquette à fleurs, plissées en tuyaux raides, mais le bras de Tobias,