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les partisans de la grève et ceux qui n’en voulaient plus entendre parler. Çà et là une saoulerie triste abattait des têtes sur les tables ; le refrain : « À bas Poncelet, à bas l’grigou, » expirait dans des hoquets de bière et de genièvre ; l’ennui cruel du lendemain prostrait des tapées stupides de pauvres diables qui n’avaient pas eu le courage de se mettre au lit.

Mais les rassemblements, après le déblaiement des cafés, se reformèrent sur le pavé, avec des vociférations d’ivrognes, des criailleries d’orateurs, une ballade de coups de bottes qui troublait la paix publique. Une ronde de gendarmes sortit alors de Happe-Chair et patrouilla jusqu’à la pleine rentrée dans l’ordre du village.

Poncelet, selon son expression, avait voulu jouer le tout pour le tout. Au fond, la grève ne l’effrayait pas considérablement ; au courant des mœurs de l’ouvrier d’usine dans le pays, il savait sa naturelle répugnance pour les aventures, son attachement traditionnel à l’exploitation, sa force tranquille de brute disciplinée, attachée aux routines de la vie de travail, toutes vertus qu’il confondait sous cette dénomination générale : le bon sens natif du travailleur. C’était une vérité d’ailleurs que l’homme des grands organismes industriels de la contrée finissait par abdiquer sa personnalité pour se confondre dans l’immense circulation de la vie collective, retentissant du cœur aux extrémités de l’usine. Nullement nomade, comme le charbonnier transplantant un peu partout ses pénates, il s’acagnardait dans un coin natal, ne s’expatriait pas, à la recherche d’une condition moins dure ; et, la plupart du temps, les fils après les pères continuaient l’obscur labeur sur lequel ceux-ci avaient ahanné. En brusquant par un coup d’autorité le cours des choses, Poncelet avait spéculé tout à la fois sur ces particularités du caractère local et sur la grande détresse qui, à son sens, devait rendre l’ouvrier coulant.

Ses calculs se justifièrent dans la matinée du lendemain. Vers dix heures une foule se massa devant les grilles fermées, sans personne pour les garder, pas même la Jambe-de-Bois en train de ratisser placidement son jardinet, une plate-bande grande comme un mouchoir de poche et qui s’étendait le long de son rez-de-chaussée.