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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


SOLA SUB NOCTE




Amis, quand vous goûtez la volupté de vivre,
Quand vos rires joyeux et vos chansons en chœur
M’appellent près de vous aux lieux où l’on s’enivre
Du vin mystérieux de la jeunesse en fleur,

Laissez-moi, sans répondre et sans tourner la tête,
Dans mon rêve éternel me recueillir en paix ;
Gardez pour d’autres fronts vos couronnes de fête,
Offrez à d’autres mains la coupe des banquets.

Le but qui m’éblouit, certitude ou chimère,
Ne le voyez-vous pas qui brille au fond des cieux ?
Laissez-moi, sans reproche et sans parole amère,
Comme un marcheur voilé, passer, silencieux.

Je sais qu’avec soi-même égale est la démence
De se trop rabaisser ou mettre à trop haut prix,
Et, lutteur à mon rang dans la mêlée immense,
Je suis sans égoïsme et je suis sans mépris.

Mais vous avez le rire, et le bruit, et l’ivresse
Des faciles plaisirs que l’on cueille au printemps...
Moi, j’ai la Solitude, une austère maîtresse
Dont le baiser fait pâle et muet à vingt ans.

Nous avons pris chacun notre part dans la vie :
Laissons à l’avenir le soin de nous juger.
Le temps est court, la route est longue, et c’est folie
De s’attarder encore à vouloir en changer.