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RAOUL LAFAGETTE.


Du jongleur politique au théocrate louche,
À voir tant d’histrions profanes ou sacrés
Mentir effrontément, j’ai maudit toute bouche,
Ô rocs silencieux, probes et vénérés !

La magie aurorale et les splendeurs nocturnes
Ne sauvent pas des vers notre œil gélatineux ;
Gloire à vous, granits sourds, basaltes taciturnes,
Dont le grain reste intact sous le ciel lumineux !

Vous devîntes muets par dégoût de nos fables ;
Frères aînés de l’ours, de l’isard et du daim,
Vos contours violents, et pourtant immuables,
Plaisent à la révolte et charment le dédain.

Blottis dans la vallée ou déchirant les nues,
Ronds ou très anguleux, livides ou rosés,
En groupe ou seuls, troupeaux moussus, têtes chenues,
Mon âme comprend bien tout ce que vous taisez.

Votre songe regrette encor l’heure première
Du gouffre sans poissons et de l’air sans oiseaux,
Quand ce globe brûlant n’offrait à la lumière
Que les pics émergés de l’infini des eaux.

Vous aimez à heurter vos teintes et vos formes ;
Spectres démesurés de l’abîme béant,
Ici vous ressemblez à des outres énormes,
Plus loin vous figurez des armes de Géant.

Et tous, les confidents des nuits et des aurores,
Pensifs, vous écoutez religieusement
L’hymne que les forêts er les gaves sonores
Exhalent en l’honneur du vaste firmament.