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LÉON BARRACAND.

Et que l’âme du preux t’aie pu parler dans l’ombre,
Que t’a-t-il conseillé, le grand vaincu des monts ?
Je voudrais bien savoir — ne peux-tu le redire ? —
De quels mots de reproche et d’amère satire
Il a stigmatisé le siècle où nous vivons ?
Ah ! qu’il a dû gémir du repos, — et maudire
L’inexorable paix où l’enchaîne la mort !
Et comme il balaierait du vent de son épée
Les fraudes où notre âme est sans cesse occupée,
S’il vivait aujourd’hui, ce redresseur de tort !
Les noires trahisons n’ont point quitté la terre,
Elles planent sur nous comme un vol de vautours !
Comme un fleuve d’enfer l’affreux mal nous enserre ;
Nos cœurs emplis de fiel à la bonté sont sourds ;
La lâcheté nous tient, tout reste encore à faire,
Et rien n’a progressé depuis de si longs jours !…
Jeune homme, tu nous viens dans un temps misérable.
Nous n’avons rien gardé des antiques vertus :
Comme un vent du désert qui laboure le sable,
De nos vaillants aïeux nulle trace n’est plus.
As-tu, jeune insensé, quelque idéal dans l’âme ?
Portes-tu dans ton cœur quelque amour, quelque foi ?
Tourne bride et va-t’en ! Notre contact infâme
T’aurait bientôt souillé : tourne bride, crois-moi !
Le saint enthousiasme est mort sous les risées ;
À nous rendre meilleurs nul n’a pu réussir,
Et nous n’espérons plus les célestes rosées,
Et nous n’attendons plus le Messie à venir !
Ah ! dans notre Babel, ami, que viens-tu faire ?
En ces antres hideux où nous nous enfermons
L’air pur est rare et manque à nourrir nos poumons ;
L’épais souci du lucre alourdit l’atmosphère…
N’importe ! viens à nous, puisque aussi bien le sort
Trompe toujours nos vœux et trahit notre effort.