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AUGUSTE VACQUERIE.


Puis, leur père est parti, jeune et fort ; puis, mon père,
Si bon, appartenant toujours à tous, content
De ses fatigues. Tous voulaient porter sa bière,
Et les durs matelots suivaient en sanglotant.

Nous t’avions encor, Charle, et toi, sa douce femme.
Comme une fleur qui reste à l’arbre foudroyé,
Leur frais amour poussait au bois mort de notre âme ;
Nous revivions : un coup de vent a tout broyé !

Ils avaient avec eux dans leur barque ravie
Mon oncle et mon petit cousin, mousse aguerri ;
Adolescents, vieillard, enfant, toute la vie ;
Adolescents, vieillard, enfant, tous ont péri !

Comme un vase brisé notre maison s’épanche.
En combien peu de temps combien de coups reçus !
Ne me demandez pas pourquoi mon front se penche,
Puisque j’ai plus d’amis sous terre que dessus.

Me voici devenu le chef de la famille.
Ô maison où riait hier leur jeune hymen !
Où l’oiseau niche ! où l’aube à la façade brille !
Le faiseur de cercueils en saura le chemin.

Et trois femmes en noir la font plus solitaire.
Comme leurs jours sont longs, et tristes leurs repas !
Quand je tâche de les distraire et de les faire
Sourire, ma sœur dit : « Alors ne pleure pas. »

Et ma mère répond : « C’est ma fosse qu’on creuse. »
Et l’autre mère : « Morte ! ah ! le sort est mauvais !
Quoi ! j’ai pu quelquefois me croire malheureuse
Pendant que je l’avais ! pendant que je l’avais ! »