Page:Lemerre - Anthologie des poètes français du XIXème siècle, t2, 1887.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


CINQ MOIS APRÈS



Que t’avions-nous donc fait pour nous les prendre, ô fleuve ?
Pour être réveillés ainsi, car nous dormions,
Tant nous étions peu prêts à cette dure épreuve,
Que t’avions-nous donc fait, ô fleuve ? Nous t’aimions.

Hélas ! c’est donc la loi maudite de ce monde
Que toujours nous soyons par notre amour perdus,
Et qu’à toute tendresse une haine réponde,
Et que tous nos baisers soient sûrs d’être mordus ?

Avec quelle ferveur — ô profonde ironie
De l’être inexpliqué sous lequel nous plions ! —
Nous avons désiré qu’elle lui fût unie !
Dieu les a mariés plus que nous ne voulions.

De quoi nous plaignons-nous ? Nous bornions notre rêve
Au lit de noce : ils sont ensemble dans le lit
D’où jamais avant l’autre un époux ne se lève.
Les hommes font des vœux, et Dieu les accomplit.

Heureux, trempant leurs mains dans le flot qui les porte,
Par un temps calme, gais et confiants, Seigneur,
Ils ne te demandaient qu’une brise plus forte.
Tu ne leur as pas fait grâce de ce bonheur.

La mort se plaît chez nous. À peine si l’on sèvre
Les deux petits jumeaux, que, pour le noir monceau,
Le destin nous les vient arracher de la lèvre
Et nous fait deux cercueils avec un seul berceau !