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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

Sans avoir rien tué, je rentrais dans le port,
Lorsque au-dessus de moi j’entendis un bruit d’aile.
Je fis tomber l’oiseau. C’était une hirondelle.
Elle n’était pas morte encor ; mais vainement
Elle essayait de fuir. Son aile tristement
Pendait, saignait, et tout son ventre était un crible.
Plus que le sien, pourtant, mon mal était horrible,
À sentir dans ma main son cœur chaud qui battait,
À voir son doux regard qui sur moi s’arrêtait.
J’aurais fini ses maux en lui brisant la tête.
N’osant pas, j’emportai chez moi la pauvre bête.

J’étais triste. En dépit de mon esprit moqueur,
Les cris qu’elle poussait répondaient dans mon cœur.
Car moi, la créature orgueilleuse et rebelle,
Toujours prête à trouver la nature cruelle,
Je venais, sans raison et par ma volonté,
De commettre une vaine et froide cruauté.
Il m’était apparu, fendant l’azur qui vibre,
Une hirondelle heureuse, inoffensive et libre,
Forme ailée et charmante au vol capricieux,
Éprise comme moi de la clarté des cieux.
Et je l’avais frappée, et j’avais sur la grève,
Avec son corps saignant, précipité son rêve.

Je m’étais renié, j’avais persécuté,
Homme, l’indépendance, artiste, la beauté ;
Au lieu de saluer l’essor qui se déploie,
Au lieu de respecter la faiblesse et la joie,
J’en avais eu mépris ; et, le front haut, l’œil fier.
En face du soleil, en face de la mer,
Sur l’oiseau qui chantait j’avais commis le crime.