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ANDRÉ CHÉNIER.

Les Destins n’ont jamais de faveurs qui soient pures :
Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux,
Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.
— Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,
Vos discours sont prudents, plus qu’on eût dû l’attendre ;
Mais, toujours soupçonneux, l’indigent étranger
Croit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager.
Ne me comparez pas à la troupe immortelle :
Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
Voyez ! est-ce le front d’un habitant des cieux ?
Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux.
Si vous en savez un, pauvre, errant, misérable,
C’est à celui-là seul que je suis comparable ;
Et pourtant je n’ai point, comme fit Thamyris,
Des chansons à Phœbus voulu ravir le prix ;
Ni, livré comme Œdipe à la noire Euménide,
Je n’ai puni sur moi l’inceste parricide ;
Mais les dieux tout puissants gardaient à mon déclin
Les ténèbres, l’exil, l’indigence et la faim.
— Prends, et puisse bientôt changer ta destinée ! »
Disent-ils. Et tirant ce que pour leur journée
Tient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants,
Ils versent à l’envi, sur ses genoux pesants,
Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage et l’amande, et les figues mielleuses,
Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,
Tout hors d’haleine encore, humide et languissant,
Qui, malgré les rameurs se lançant à la nage,
L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.
« Le sort, dit le vieillard, n’est pas toujours de fer.
Je vous salue, enfants venus de Jupiter ;
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître !
Mais venez ! que mes mains cherchent à vous connaître !
Je crois avoir des yeux : vous êtes beaux tous trois ;