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pour des houlettes de bergers de roman de chevalerie.

Mais Pierre n’avait pas le temps de se laisser retenir par le sourire des fleurs. Il allait… il allait…

Tout de même en pleine lumière, en face de ce petit château peut-être maudit, il n’ose entrer de front. Il évite le pont solide qui s’arcboute au-dessus des fossés et, pour demeurer inaperçu, il avise de côté une petite passerelle de bois qui conduit à l’un des pavillons du manoir.

Il y pose le pied : ça craque. Il avance encore : ça craque. Que de dangers il aura courus ce matin ! Quel courage il faut dans cette marche vers l’idéal pour le salut des malheureux ! La passerelle est en bois bien vermoulu, et les araignées d’eau qui, sur la surface des douves, font leur petite course de Pénélope, souffriront peut-être bientôt de la désobligeante chute du jeune corps qui troublera leur exercice. Mais non ! Voici Pierre sur la terre ferme. Il écoute.

Aucun bruit. Il pénètre par une porte fleuronnée dans un vestibule voûté où seul résonne le bruit intimidant de ses pas sur les dalles de marbre blanc et noir. Il écoute encore. Il regarde. Personne. Ce calme est impressionnant. Que faire ? Monter ? Fuir ?

Fuir ? Jamais… Mais qu’est-ce donc que cette autre porte toute rouge, aux mille ferronneries, qui s’entrebâille sur le vestibule comme pour attirer les visiteurs ?…

Tremblant, mais curieux, Pierre hésite. Puis, pris d’un beau courage, il s’avance à pas feutrés. Très doucement, il ouvre tout à fait la porte mystérieuse. Elle donne accès dans un louche sanctuaire à peine éclairé par le jour douteux et blafard d’un poussiéreux judas.

Il faut un moment pour que ses yeux s’habituent à l’ombre. Maintenant, il voit, il devine plutôt… Alors, ses jambes flageolent, ses pupilles sont dilatées par la terreur. Ses dents claquent.

Accrochées le long du mur, sept robes pendent, tragiques et lamentables. Au-dessus de chacune d’elles, des chapeaux à l’ancienne mode, penchent de côté, cachant, sans aucun doute possible, des têtes de squelettes.

Là-bas, tout là-bas, sous le septième chapeau, il devine une robe blanche maculée de rouge… de taches de sang, bien sûr !… Pierre croit même distinguer les yeux creux d’un crâne au sourire macabre.

Le doute n’est plus permis. Il est en face des femmes mortes de Barbe-Bleue !

Le silence plane toujours. Où est l’assassin ? On frappe l’épaule de Pierre, qui réprime un cri. Évidemment, Barbe-Bleue est descendu ! Non. C’est Violette, l’œil hagard, qui n’a pas voulu laisser Pierre seul en face du danger et de la mort.

Alors le jeune Pierre demeure immobile dans cette maison sombre où l’odeur de poussière se mêle aux écœurantes senteurs de moisi. Jamais d’air sans doute dans cet antre du crime où peut-être les flaques de sang se sont coagulées dans l’obscurité traîtresse. Un seul bruit rompt le silence de mort… rythmé… régulier, et que Pierre perçoit confusément. C’est celui de son cœur qui bat la chamade et bondit dans sa poitrine oppressée.

Il a peur de lui-même. Il ne bouge pas. Il attend l’assassin…