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I


Ils firent tous quatre, les uns derrière les autres, un large et prudent virage, ralentirent sur le gravier du jardin, et, tendant la jambe, se laissèrent tomber de côté. Accourus en hâte, des grooms et des valets de pied, couleur mastic, saisirent les machines.

— Ne perdons pas de temps, s’écria Guillaume d’Arjols, je meurs de faim.

Les deux dames gagnèrent le pavillon réservé aux membres féminins du cercle. Guillaume, après avoir commandé le déjeuner, emmena Pascal Fauvières jusqu’au garage où l’on remisait les bicyclettes.

Il y avait là, rangés symétriquement comme des chevaux, à l’écurie une trentaine de ces petites bêtes nerveuses, toutes semblables en apparence et toutes, cependant, si différentes les unes des autres, chacune ayant sa vie propre, sa personnalité, sa vertu invisible et son invisible tare. Et campés devant elles, ils les examinaient aussi avec des regards et des gestes d’amateurs en arrêt devant un cheval qu’ils étudient solennellement, dont leur doigt dessine en l’air l’élégante croupe, et dont ils palpent le boulet comme s’ils lui tâtaient le pouls. Eux, ils exaltaient l’étroitesse des pédaliers, la rigidité des cadres, l’aspect à la fois lourd et léger des gros tubes, Les mots techniques abondaient.

Ils arrivèrent à leurs machines. Guillaume souleva la sienne comme on soulève un paquet de plumes. Pascal demanda :

— Combien pèse-t-elle ?

— Neuf trois cents, répondit-il orgueilleusement.

Reposant à terre la roue directrice et se tenant sur une jambe, il actionna la pédale. Après un mouvement de rotation précipité, la vitesse s’atténua, peu à peu, les mailles de la chaîne se distinguèrent, l’élan s’en allait en mourant, agonisait, expira, et soudain la roue revint sur elle-même, fit quelques tours, s’arrêta de nouveau, et cela se reproduisit, en décroissant, une troisième et une quatrième fois. Alors Guillaume assiègea Pascal d’un regard si interrogateur que l’autre dut s’exécuter.

— C’est admirable comme roulement.

— Merveilleux, renchérit Guillaume.

Fauvières éprouva sur-le-champ le besoin de formuler une critique.

— Vous savez, ça n’est pas séduisant votre nouvelle position : l’année dernière vous étiez plié en deux, la tête entre les genoux, comme l’homme caoutchouc… Maintenant vous marchez avec un guidon d’américaine, le buste tout droit, en arrière même, les mains à hauteur des yeux. On a l’air de conduire un trotteur, ou bien de se tenir gravement aux cornes d’une vache.

D’Arjols s’expliqua :

— Mon cher, j’ai reconnu cette vérité : il faut avoir la position rationnelle. Or, sur la grand’route, en excursion, la position