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— Vous n’êtes pas juste, Pascal, c’est une enfant, et il faut la traiter comme telle.

— Oui, c’est une enfant, et cela m’a toujours été facile d’user avec elle ainsi… pourquoi est-ce que je ne peux plus et que je n’ai plus d’indulgence ni de bonté pour elle ? Ah ! je vous l’ai dit, je ne suis plus le même, cette vie nouvelle me bouleverse, elle éveille en moi des choses endormies et en anéantit d’autres qui m’étaient précieuses, indispensables, et de ces dernières est mon affection pour Régine. Elle s’effondre avec mon passé. Je la regarde comme une étrangère, je la juge… je remarque ses défauts, et ils me paraissent démesurés, intolérables.

— Voyons, dit Madeleine, c’est une jolie petite nature honnête.

— Est-ce que je le sais ! je n’ai jamais pensé à cela… je m’aperçois tout à coup que je ne la connais pas et qu’elle est pour moi un problème insondable, un problème d’ailleurs qui ne m’intéresse nullement et que je n’essaie pas même de déchiffrer.

— Vous ne l’aimez donc plus ?

— Est-ce que je l’ai jamais aimée ? Je ne le sais pas, sa nature est si opposée à la mienne ! comment ai-je pu rester si longtemps sans m’en douter ! comme nous sommes loin l’un de l’autre !… Alors je suis malheureux parce qu’il me semble que je suis tout seul… et pourtant, je n’ai jamais été si heureux.

Il avait dit ces derniers mots avec un élan de tout son être. Elle prononça :

— Il faut que vous soyez heureux, Pascal… d’abord vous n’êtes pas seul, j’ai beaucoup d’affection pour vous.

— Oui, vous avez de l’affection pour moi, j’en suis sûr, et j’en ai pour vous, sincèrement. Avons-nous mis du temps à nous rapprocher et à deviner que nous pouvions nous entendre !

— Ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas d’avoir de l’affection pour vous, c’est de vous le dire comme cela en face, sans gêne presque.

Ils se regardèrent longuement. Puis Pascal détourna la tête et ils regardèrent autour d’eux, vers le ciel, vers l’horizon, vers les petites fleurs humbles qui riaient dans l’herbe environnante. Et le ciel leur parut un spectacle adorable et tragique avec ses nuages énormes et les abîmes d’un bleu délicat qui s’ouvraient entre eux. Et l’horizon aux grandes plaines calmes vêtues de blé, d’arbres et de prairies, les charma par sa grâce onduleuse et par sa simplicité. Et ils s’attendrirent devant les petites fleurs fragiles, les herbes frissonnantes, les feuilles et les insectes. Pour la première fois les choses du dehors les pénétraient autrement que par ces vagues impressions d’odeur et de couleur qui s’évanouissent aussitôt sans parvenir au fond de nous. Ce furent des caresses qu’ils reçurent, des caresses auxquelles ils répondaient en ardeur et en émotion.

Pascal murmura :

— Madeleine… Madeleine…

— Quoi, Pascal ? demanda-t-elle.

— Rien, balbutia-t-il… rien… je ne sais pas… je ne sais pas…