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JE SAIS TOUT

— Lequel ?

Il s’arrêta et me dit :

— Tu aimes Bérangère.

Je ne songeai pas à protester, sachant que Noël Dorgeroux se trouvait ta veille dans l’Enclos, devant l’écran.

— En effet, mon oncle, j’aime Bérangère, mais, elle, ne m’aime pas.

— Elle t’aime, Victorien.

Je montrai quelque impatience.

— Mon oncle, je vous demanderai de ne pas insister. Bérangère n’est qu’une enfant, qui ne sait pas trop ce qu’elle veut, incapable d’un sentiment sérieux, et à laquelle je ne veux plus songer. De ma part, c’est un simple caprice, dont je ne tarderai pas à me guérir.

Noël Dorgeroux haussa les épaules.

— Querelles d’amoureux ! Moi, voici ce que j’ai à te dire, Victorien. Tout l’hiver on travaillera à l’Enclos. Le quatorze mai, exactement, inauguration de l’amphithéâtre. Un mois auparavant, ce sont les vacances de Pâques, et, pendant ces vacances, tu épouseras ma filleule. Ne proteste pas, je m’en charge. Et je me charge aussi de votre dot à tous deux, et de votre avenir. Tu comprends bien, mon enfant, que, si l’or coule à flots dans la maison (ce qui est hors de doute), Victorien Beaugrand renoncera à une profession qui ne lui laisse pas suffisamment de loisirs pour ses études personnelles, et qu’il vivra près de moi… ainsi que sa femme… oui, j’ai dit sa femme, et je n’en démords pas. Adieu mon bonhomme. Pas un mot de plus.

Je m’éloignai. Il me rappela.

— Embrassons-nous, Victorien.

Il mit dans son étreinte, une tendresse et un élan tout particuliers, et je l’entendis qui murmurait :

— Sait-on si l’on se reverra ? À mon âge !… Et puis, menacé comme je le suis…

Je protestai. Il m’embrassa de nouveau.

— Tu as raison. Vraiment, je radote. Pense à ton mariage. Bergeronnette est un bijou de femme. Et elle t’aime. Au revoir. Je t’écrirai. Va.

J’avoue que les ambitions de Noël Dorgeroux, tout au moins en ce qui concernait l’exploitation de sa découverte, ne me semblèrent pas absurdes, et ce que j’ai dit des visions de l’Enclos, me dispense, je crois, de préciser les raisons de ma confiance. Pour l’instant, donc, je ne veux pas y revenir, ni parler davantage du grand problème de ces Trois Yeux obsédants et des fantasmagories de l’écran magique. Mais, comment me serais-je abandonné aux rêves d’avenir que Noël Dorgeroux me suggérait ? Pouvais-je oublier l’attitude de Bérangère, son hostilité, sa conduite équivoque ?

Certes, pendant les mois qui suivirent, j’essayai souvent de me rattacher au souvenir délicieux de la vision surprise, et à l’image charmante de Bérangère penchant au dessus de moi son visage attendri. Mais, je me rebiffais bien vite et m’écriais :

— J’ai mal vu ! Ce que j’ai pris pour de la tendresse, et, Dieu me pardonne ! pour de l’amour, n’était que l’expression triomphante de la femme devant qui l’homme s’abaisse ! Bérangère ne m’aime pas. Le mouvement qui la jeta contre mon épaule s’explique par une sorte de détente nerveuse, et elle en fut si honteuse qu’elle me repoussa aussitôt et s’enfuit. D’ailleurs, le lendemain, n’avait-elle pas rendez-vous avec cet homme ? Et n’est-ce pas pour le rejoindre qu’elle me laissa partir sans un adieu ?

Les mois de mon exil furent donc pénibles. J’écrivis vainement à Bérangère. Je ne reçus aucune réponse.