Page:Leblanc - Les troix yeux, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
JE SAIS TOUT

— Ce qui va venir, ce sera la représentation d’images conformes à nos visions habituelles.

— Et que nous comprendrons par conséquent ?

— Que nous comprendrons, oui, et, pourtant, qui seront encore plus incompréhensibles.

Bien des fois, durant les semaines qui suivirent, je me suis demandé si les paroles de mon oncle méritaient toute confiance, et s’il ne les avait pas prononcées pour m’induire en erreur sur l’origine et la signification de ses découvertes. Comment supposer, en effet, que le mot de l’énigme lui demeurât inconnu ? Mais, à ce moment, j’étais courbé sous son influence, tout imprégné du grand mystère qui nous enveloppait, et, le cœur contracté, à l’affût par tous mes sens exaspérés, je ne songeais qu’à regarder au fond du panneau miraculeux.

Un geste de mon oncle me prévint. Je tressaillis. L’aube se levait à la surface grise.

J’aperçus, d’abord, une vapeur qui tourbillonnait autour d’un point central, vers lequel se précipitaient toutes les volutes et où elles s’engouffraient en roulant sur elles-mêmes. Puis, ce point s’élargit en un cercle de plus en plus grand, tendu d’un voile de brume légère qui se dissipa peu à peu, laissant apparaître une image confuse et flottante, comme ces fantômes qu’évoquent, dans leurs séances, spirites et médiums.

Il y eut alors une certaine hésitation. Le fantôme luttait contre l’ombre éparse, et s’efforçait vers la vie et la lumière. Certains traits acquirent de la vigueur. Il se forma des contours et des reliefs et, enfin, un flot de clarté sortit du fantôme lui-même et en fit une image éblouissante, qui semblait inondée de soleil.

C’était une figure de femme.

Je me souviens qu’à ce moment mon désarroi fut tel que j’aurais voulu m’élancer, toucher à la paroi miraculeuse, et prendre contact avec la matière vivante où palpitait l’invraisemblable phénomène. Mais les doigts de mon oncle pénétraient dans mon bras comme des crampons de fer.

— Je te défends de bouger ! gronda-t-il. Si tu bouges, tout s’évanouit. Regarde.

Je ne bougeai pas. L’aurais-je pu, d’ailleurs ? Mes jambes vacillaient. Mon oncle et moi, nous tombâmes assis sur le tronc d’un arbre renversé.

— Regarde… regarde… ordonna-t-il.

La figure de la femme s’était approchée de nous jusqu’à s’agrandir au double des proportions ordinaires. Ce qui frappait, d’abord, c’était la coiffure, qui était celle des infirmières de la Croix-Rouge, avec le bandeau serré contre le front et les voiles autour de la tête. Le visage, beau et régulier, jeune encore, avait cette noblesse, en quelque sorte divine, que les peintres primitifs donnent aux saintes qui vont subir ou qui subissent le martyre, noblesse faite de douleur et d’extase, de résignation et d’espérance, de sourire et de larmes. Imprégnée de cette clarté qui paraissait vraiment une flamme intérieure, elle ouvrait sur un spectacle, invisible pour nous, des yeux que remplissait une épouvante sans nom, et qui, pourtant, n’avaient pas peur. Contraste remarquable, sa résignation était provocante, sa crainte pleine de fierté.

— Oh ! balbutia mon oncle, c’est comme si je retrouvais l’expression des Trois Yeux qui étaient là, tout à l’heure. N’est-ce pas ? c’est la même noblesse… la même douceur… et aussi, la même épouvante.

— Oui, répondis-je, c’est la même expression, la même suite d’expressions…

Et, tandis que je parlais ainsi, et que la femme demeurait toujours au premier plan, hors de son cadre, je sentis sourdre en moi certaines réminiscences,