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De fait, la demeure était quelconque, l’ameublement fort banal : de grandes pièces vides, enlaidies par un abominable papier, un air de maison déserte, sans un coin d’intimité. Mais l’étranger ne put retenir un cri d’admiration devant le spectacle que l’on avait du perron principal. Un merveilleux jardin français descendait de là, adorablement régulier, fait de plates-bandes symétriques et d’allées parallèles, orné de petits arbres taillés en formes amusantes, silhouettes d’animaux ou de choses. C’était un vrai jardin d’autrefois, d’une prétention délicieuse, d’un goût factice et compliqué.

L’enthousiasme du visiteur sembla plaire à la vieille dame. Elle lui fit les honneurs de son domaine. Il y avait là toutes les fleurs surannées que l’on ne trouve plus que dans les coins de province, des fleurs passées de mode, des fleurs de curé ou de dévote, et qui ont des odeurs saines, austères, tout à fait respectables. Elle en cueillit quelques-unes et les lui donna, comme on offre un présent de haute valeur. Ils arrivèrent ainsi au bas du jardin, sur une terrasse qui dominait un vallon frais et paisible.

Elle voulut s’asseoir, avouant une grande fatigue. Ils parlèrent. Certains mots qu’elle prononça, l’aisance de son langage le rendirent curieux de connaître le secret qu’il supposait à cette existence bizarre. Elle vivait là depuis trente ans, avec deux domestiques, sans jamais franchir la grille d’entrée, sans voir personne, sans autre joie que l’entretien de son jardin. Pourquoi ? Pourquoi cette voix triste ? Pourquoi cet air de personne que le destin a brisée, et qui vit par résignation, en dehors de l’espoir, en dehors de la vie ?