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Odette me suivait avec cette angoisse de ceux qui vont vers le danger et qui le voudraient affronter, tant l’incertitude les torture. Je lisais dans ses pauvres yeux l’appel du baiser qu’elle redoutait de toute son honnêteté et qui serait pourtant le terme d’une douleur. Mais une sorte de cruauté me déconseillait d’agir. J’aimais que chacun de mes gestes fût pour elle un espoir et une crainte. Il me semblait sentir auprès de moi le tremblement d’une feuille aux premiers souffles de l’orage. Et c’était doux de savoir que je pouvais l’apaiser, faire couler de ses yeux les larmes calmes, changer son effarement en la grave souffrance des amours heureuses.

J’attendais. N’avais-je pas l’avenir ? Dix ans, quinze ans de cette existence m’appartenaient. Autant la façonner suivant les exigences de mon bonheur. Nos semblables sont des statues que nous animons de nos sentiments, de nos sympathies, de nos haines. Voir sa propre vie sourdre en une âme vierge et en un corps nouveau, la voir qui s’insinue lentement à travers mille obstacles, qui désagrège les remparts, qui comble les vides et s’enfle d’un afflux incessant, quelle volupté plus profonde que d’envahir un être comme un torrent aveugle qui viole et renverse !

Elle me disait si doucement, la pudique créature dont les lèvres, à la fin, ne s’effarouchaient pas des plus précis aveux :

— Je ne veux pas, je ne veux pas être à vous et je sais que je serai vôtre au jour et à l’heure qu’il vous plaira.

Je me penchais vers elle et murmurais :

— En ce moment, ici, consentirais-tu ?…

Elle défaillait. Ce n’était pas seulement appétit de sa chair éperdue, mais aussi désir infini de toute son âme soumise et avide de