Page:Leblanc - Les Lèvres jointes, paru dans Le Journal et La Lanterne, 1897-1901.djvu/87

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rafistolage des vieux habits et confection de vêtements neufs au moyen d’écorces et de fibres, capture d’animaux par la force, la ruse ou la persuasion, fabrication de baumes utiles et de liqueurs agréables, agencement de logis commodes, propres et gais.

Bref, il arriva qu’ils s’arrangeaient si bien du présent que le passé leur importait peu et que de l’avenir ils ne se souciaient guère. Les deux hommes avaient toujours à s’occuper. La femme apportait la joie de sa beauté et de sa grâce. Quant aux relations, elles étaient fort nettes. Le couple, uni depuis quelques années seulement, s’aimait beaucoup. Par affabilité et aussi par intérêt, ils essayèrent d’attirer leur compagnon et d’apprendre sa langue ou de lui enseigner la leur. Mais il opposait à ces avances une telle réserve, cherchant si visiblement les occasions de s’éloigner et de travailler à l’écart, qu’ils renoncèrent à leurs tentatives.

Et des mois passèrent ainsi, puis un an, puis deux ans. Un état de choses existant, on ne voit pas de raison pour qu’il prenne fin, si nul événement ne surgit. Or, que pouvait-il advenir ? L’Océan les emprisonnait inexorablement et ils connaissaient l’île en ses moindres détails.

Il advint ceci : un jour de grande chaleur. la femme ayant découvert ses épaules, l’époux aperçut dans le regard de l’étranger une lueur de concupiscence. Il l’observa. Les yeux étaient fixes, rivés à la luxuriante chair, et les mains tremblaient un peu.

Il n’en éprouva pas d’agacement, ce qui l’étonna, la même aventure l’ayant jadis, un soir de bal, jeté en une fureur jalouse. Mais des pensées multiples l’assiégèrent, et dès lors sa conscience fut le théâtre d’un drame intense et complexe.

Surtout lui apparaissait ce à quoi il n’avait point encore réfléchi, et sa femme non plus assurément, l’étrange situation de l’Anglais. Ils ne se gênaient pas eux, dans la manifestation extérieure de leur amour.