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Oui, j’ai vécu dignement, sans rien faire pour retrouver celle que j’aimais enfin selon l’amour qu’elle a le droit d’exiger. Dès l’abord, j’ai rectifié ma conduite. Peu à peu, j’ai aboli tous mes instincts de brutalité et de débauche. Je me suis purifié. Confiant en la vertu de Nanthilde, j’ai méprisé les besoins de ma chair. En même temps, mon esprit s’élevait, et je suis parvenu à une force d’âme dont ma femme eût pu s’enorgueillir puisqu’elle en était la réelle inspiratrice. Mais qui m’aurait dit qu’elle la mettrait à l’épreuve d’une si abominable façon, elle, elle que je vénère malgré tout, que j’aime malgré tout ?

Maître de moi, régénéré, je me mis à la recherche. Deux ou trois endroits me sollicitaient, un surtout dont mon père me vantait souvent, jadis, la situation et le charme, et où il possédait une petite maison. C’était dans le beau pays onduleux qui s’étend d’Avranches à Granville, en face du Mont Saint-Michel.

J’y allai l’autre semaine, et je la vis.

Il faisait un joli soleil de mai. Des arbres me dissimulaient. Je la vis sur la route, aux côtés de mon père. Elle cueillait des fleurs, des coquelicots, des marguerites et des mauves, et elle les lui donnait à porter, avec un sourire grave, comme si elle lui confiait un fardeau très précieux. Elle me parut toute jeune, heureuse et insouciante, Mon cœur battit violemment. Que restait-il de moi en celle qui avait été mienne ?

Elle prit le bras de son compagnon et ils entrèrent dans une maison joyeuse, à poutres en croix et à roses grimpantes. On apercevait au loin la mer.

— Durant huit jours, je n’osai me montrer. Peut-être un secret désir de connaître sa vie m’en empêchait-il également. Je pus constater, d’ailleurs, qu’ils vivaient dans la solitude la plus absolue. Chaque matin, le vieillard descendait sur la grève ; l’après-midi, elle sortait avec lui.