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À bout de forces, je l’ai emmenée chez mon père. Il habitait, dans une vallée du Morvan, les débris restaurés d’un vieux château où il se reposait d’une vie assez orageuse et de passions dont l’écho m’était souvent revenu. Je lui donnai mes instructions. Nanthilde n’avait pas le droit de franchir les fossés qui entouraient le parc. Aucun homme ne devait pénétrer jusqu’à elle.

Quant à moi, je partageai ma vie en deux. À Paris, j’eus des maîtresses, toujours en quête de plaisirs et cherchant l’oubli dans les bras de la première venue. Puis, soudain, j’accourais là-bas comme un fou. Il me fallait voir Nanthilde, surveiller ses actes, arracher à son regard impassible le secret de ses pensées. Il me fallait la posséder surtout, comme si j’avais l’espoir absurde qu’elle pût enfin être possédée par moi, selon la plénitude de mes désirs.

Et chaque fois le désaccord s’accentuait entre nous. Chaque fois, c’était la rencontre plus misérable de deux étrangers. De plus en plus, je devenais le maître, inflexible et dur, elle, de plus en plus l’esclave insaisissable qui se dérobe dans l’obéissance et dans le mutisme. Je la querellais, je la torturais sans que jamais une larme coulât de ses yeux ou qu’une plainte lui échappât. Tout au plus, quand je la prenais entre mes bras, pouvais-je deviner, à quelque signe, Son aversion, son effroi de ma caresse. Oh ! avec quel plaisir, alors, je la battais, la malheureuse !

Un soir j’arrivai. Le château était vide. Un domestique me remit cette lettre de mon père :

« Sur mon conseil, ta femme se soustrait à la vie épouvantable que tu lui imposes. Ton honneur n’a rien à craindre. Elle ne forme d’autre vœu que de