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Après cette scène étrange, nous restâmes bien pendant vingt minutes, l’un en face de l’autre, silencieux. Louis avait allumé sa pipe et fumait. Moi, je l’avoue, je m’en revenais pas de ma stupeur. Quels rapports y avait-il entre ces gens ? Quel drame extraordinaire ces trois existences cachaient-elles ? Pourquoi ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne portait-elle son nom à lui, d’Etennemare ? À la fin, ma curiosité fut trop vive. Je lui demandai :

— Laquelle est ta mère ?

Il me répondit :

— Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais pas ?

— Non, et elles non plus ne le savent pas, et personne ne le sait et personne au monde ne peut le savoir.

Il y eut encore un long silence. Je ne le troublai point, attendant la confidence inévitable maintenant. Et, en effet, sans préambules, sans phrases inutiles, il me fit soudain ce court et bizarre récit :

— Autrefois avant nous, habitait dans ce château un médecin qui, pour augmenter ses petits revenus, recevait l’été des pensionnaires. Il y a trente ans, des amis lui envoyèrent deux femmes, Mme Lieuvain et Mme Saint-Léger, toutes deux enceintes, toutes deux veuves depuis les premiers mois de leur grossesse.

Ces deux femmes ne se connaissaient pas. Elles se plurent ici et décidèrent d’y rester et d’y faire leurs couches. Ces couches eurent lieu en décembre, et, hasard plutôt contrariant pour le docteur, elles eurent lieu le même jour. Un autre, hasard fit que, ce jour-là, le docteur était seul, ayant envoyé ses domestiques en course. Il plaça donc les deux femmes en cette salle et s’occupa d’elles simultanément. Les choses se passèrent très bien, mais avec une rapidité extrême. À peine le docteur eut-il délivré Mme Lieuvain et déposé l’enfant dans une corbeille munie de langes, qu’il dut courir auprès de Mme Saint-Léger.