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viens d’une petite vallée morne où des moutons paissaient sous la garde d’un berger. Je me souviens surtout du plateau qui couronne la colline. Des pierres le bordent. Il domine l’espace. En me penchant, je vis Saint-Léonard, le miraculeux vallon où se déploie le geste harmonieux de la rivière. Le soleil se couchait. Les bruyères roses s’éteignaient. C’était d’un charme profond, d’une mélancolie sereine et pénétrante.

La nuit vint. À l’horizon, la lune jaillit comme une flamme. Je frissonnai d’admiration, mais la main de ma mère se crispait à la mienne, et elle m’entraina de nouveau par des sentiers invisibles, à travers des ronces et des ajoncs. Elle marchait dans la nuit, sans hésiter, comme si elle avait parcouru cent fois l’obscur chemin. Et nous arrivâmes au bord de l’eau.

Sur la berge en pente, elle s’assit. Il y avait des saules autour de nous, et devant nous des peupliers si hauts qu’ils semblaient des arbres du ciel. Et entre eux la lune montait, et je la vis aussi dans l’eau. Je m’abandonnai. Une fois de plus, la nature s’emparait de moi. Je fus perdu dans la magnificence des choses et dans le mystère des nuits lumineuses. Et je versais des larmes ardentes.

Alors, ma mère me serra contre elle, et je vis qu’elle pleurait aussi, Et elle parla.

— Écoute, je vais te dire… Peut-être comprendras-tu mieux… moi, je n’ai jamais compris… jamais… Autrefois, j’ai fait cette promenade, exactement la même… avec… avec le jeune homme… tu sais, celui de la diligence. Nous avons été sur le plateau… Il parlait très gentiment… sans beaucoup s’occuper de moi. Il admirait, comme toi, les bruyères, l’horizon, le soleil. Et je trouvais tout cela très beau, moi aussi, pour la première fois… Puis, on est redescendu là, à cet endroit même, et la lune était là…