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Or, un après-midi que mon père était absent, une calèche à deux chevaux, vide, s’arrêta devant notre maison. Ma mère me fit descendre.

— Apprête-toi et viens, nous ne rentrerons pas coucher ce soir.

Je fus surpris. Elle avait dit ces mots d’une voix singulière. Son attitude aussi avait quelque chose d’étrange. Que me voulait-elle ? Où allions-nous ? Pourquoi m’imaginai-je que ce voyage était un événement considérable et qu’elle était sur le point de mettre un terme à mes incertitudes ?

On prit la route de l’Ouest, et, durant des heures, la voiture suivit le cours de la Sarthe. Un soleil ardent nous brûlait. Ma mère ne disait rien. D’ailleurs, pendant cette journée, elle ne prononça que quelques phrases, mais toutes avec un accent si particulier, avec un trouble si bizarre, si inattendu ! Comme on montait une côte, elle me dit :

— Il y a vingt-cinq ans, j’ai suivi cette route. Une diligence faisait le service entre Alençon et Sillé-le-Guillaume, où je rejoignais ton père, parti l’avant-veille pour une affaire d’héritage. Nous étions trois, une femme de la campagne, un jeune homme et moi. Je me rappelle… On parla d’un tas de choses… On a ri beaucoup.

Je la regardai. Son visage m’étonna. Elle souriait, elle souriait comme en rêve.

Vers quatre heures, j’eus une grande surprise. La vallée se rétrécissait jusqu’à former deux falaises abruptes entre lesquelles la rivière s’étalait en un lac délicieux, et, au fond, dans la coupure même, un roc portait un petit village. C’était Saint-Céneri.