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— Ah ! çà, mes bons amis, est-ce que vous me prenez pour un imbécile ? Alors vous vous imaginiez que tout votre petit manège depuis six mois m’échappait ? On s’embrassait dans les coins, on s’entrelaçait les jambes sous la table, on riait de moi derrière mon dos, et l’on me croyait aveugle ? Eh bien, non, vrai, vous avez une piètre idée de ma clairvoyance. Vous ne comprenez donc pas que j’ai vu votre amour naître dès le premier jour, lorsque vous-mêmes n’osiez pas vous l’avouer ?

« J’ai vu vos luttes. Car, je vous dois cet hommage, vous avez lutté, et vaillamment. J’ai été témoin de votre premier baiser, dans le couloir, là, entre la salle à manger et la chambre bleue. J’ai suivi le progrès des caresses. Hebdomadairement, à peu près, Louise faisait une concession. Enfin, le mois dernier, un mardi 14, à cinq heures du soir, un rendez-vous irréparable a couronné mon infortune. Depuis, cela s’est renouvelé trois fois. C’est peu. Hélas ! Louise a si peur ! »

Il se mit à marcher de long en larges puis, s’arrêtant, il prononça :

— Ma conduite vous étonne ? pas de scène, pas de reproches, pas de revolver. Alors, j’accepte ça, tout naturellement ? Ma foi, oui. Je ne suis pas beau, je vis en ours, à cheval ou un fusil à la main. Louise ne m’aime pas. Je n’ai donc jamais eu la prétention de la garder pour moi. Vous mon petit Raoul, vous êtes un poète, un rêveur. Vos âmes se sont reconnues. Vos cœurs ont battu à l’unisson. Il est par conséquent très juste que vous me trahissiez. Je trouve cela parfait et je vous y encourage. Mais il y a une chose que je ne veux pas, que je n’admets pas, c’est le mensonge.

Il frappa la table du poing.

— Ne mentons pas. J’en ai assez. J’aime les situations nettes. Vous vous aimez, vous êtes l’un à l’autre, soit. Seulement, je vous en prie, ne vous cachez pas. Il est certes inutile que vous vous embrassiez devant moi. Mais ne cherchez pas les petits coins, ne profitez pas de mon sommeil pour vous glis-