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Après un silence, il s’expliqua :

— Vous ne savez pas combien c’est délicieux, combien c’est fortifiant d’être méprisé. Quoi qu’il arrive, quels que puissent être les déboires de ma vie, il coule pour moi, entre les murs de cette ville, des sources inépuisables de joie : on me méprise. La province a la rancune tenace. Elle n’oublie pas, parce qu’elle n’a pas beaucoup de souvenirs à enregistrer. Mes exagérations, mes folies d’enfant, tout ce passé vieux de quinze ans, il existe encore ici comme une aventure d’hier. Mes crimes ont même pris une ampleur de légende. Je suis devenu une sorte de monstre. Je ne plaisante pas en vous affirmant que, pour certaines dévotes, j’évoque l’image de Satan. Mes amis d’enfance, aujourd’hui notaires, filateurs, épiciers, détournent la tête quand je passe. Je suis capable de tout, je me fais entretenir et mes mœurs sont infâmes. Eh bien ! voilà où je puise des forces, dans le mépris de ces gens que je sais, de toute certitude, que je sais être des imbéciles ou des méchants, ou des fourbes, en tous cas des individus de qualité morale et intellectuelle inférieure à la mienne. Si peu que l’on soit, on est quelque chose quand on est méprisé. Le mépris des foules élève immédiatement celui qui en est l’objet. Tel qui n’a pas le droit de me mépriser, me méprise, donc je vaux mieux que lui. Le mépris des insouciants fortifie ma conscience. Ce n’est point subtil ce que je vous dis, c’est de la vérité humaine et palpable. Quand je devine, dans la rue, la haine de tous les regards, l’émotion de tous les passants, la colère et la