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— Enfin, quoi ? Vous avez donc commis des crimes ?

— À notre point de vue, non, mais au leur, oui, et d’épouvantables. J’étais jeune, libre de tout contrôle, plein d’enthousiasme, d’illusions et d’idées généreuses, et j’ai agi suivant les impulsions de ma nature. Je n’ai point fait d’autre mal, mais c’en est un déjà, et très grand, que de manquer d’hypocrisie. Je proclamais des théories anarchistes fort audacieuses, je discourais dans les réunions d’ouvriers, je publiais des brochures incendiaires, autant de forfaits, n’est-ce pas ? Puis, surtout, j’ai aimé. Oh ! j’ai aimé comme un fou ! Or, il n’y a rien de choquant en province comme le spectacle d’un amour vrai, d’un amour naturel. Cela semble une injure aux petits sentiments et aux petites passions dont ces gens-là sont capables. Celle que j’aimais étant mariée, nos théories se compliquèrent de déclamations contre le mariage, d’appels à la liberté de la femme, à l’affranchissement de l’amour. Le scandale fut horrible. Potins, lettres anonymes, drames publics, il y eut de tout cela, et puis, d’autres choses encore, jusqu’au jour où je dus partir, chargé de la malédiction publique.

Nous rîmes encore, de bon cœur, et je lui dis :

— Mais qui vous force à revenir ?

Alors, il s’assit, me fit asseoir, réfléchit un moment, et parla d’une voix grave :

— Il y a en moi un principe de faiblesse assez dangereux, c’est une défiance instinctive de moi-même. Voici mon grand défaut : je n’ai pas d’orgueil. Ai-je le droit d’en avoir ? Là n’est pas la question : il faut être orgueilleux. Or, je suis trop disposé à juger de ce que je vaux par ce que pensent les autres sur moi, et, parmi ces opinions, je tends à admettre plutôt comme vraies celles qui me sont défavorables. Il me manque la foi qui est le lien de nos qualités diverses, la foi en ma valeur morale et intellectuelle. Cette foi, quand j’éprouve trop douloureusement le besoin d’en sentir le bon effet, quand je suis un peu las, quand un de mes ouvrages n’a pas réussi comme je l’espérais, cette foi je viens la chercher ici, dans le mépris.