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— Eh ! quoi, après quarante ans de séparation, une vie entière ! n’est-ce pas naturel ? Que reste-t-il de ce que nous étions, en apparence ? Rien. Mais le souvenir est immuable, lui. Je vous revois telle que vous étiez : votre jeunesse et votre beauté persistent en moi, et je me souviens de tout notre amour.

Elle se mit à rire.

— De tout notre amour ! Comme vous vous avancez ! Tenez, vous rappelez-vous seulement le jour…

Elle lui cita un petit détail. Il rit aussi, ne se souvenant pas.

Dès lors, ils furent sans amertume. Ils admirent avec une résignation souriante et un peu d’ironie que, dans l’affaiblissement de leur mémoire, cette époque elle-même, si lumineuse qu’elle fût, avait bien pu s’obscurcir à la longue. Et puis, lui également. Le temps avait fait son œuvre sournoise, effaçant derrière eux, sur la route parcourue ensemble, l’empreinte de leurs pas et bien des marques de leur passage.

Alors ils s’ingénièrent à retrouver les traces disparues, et chacun d’eux apporta sa part de souvenirs pour reconstituer l’histoire de leur liaison. Les détails se complétaient. Celui-ci venait à la suite de celui-là. Tel autre expliquait tel événement, et au fond d’eux-mêmes, au fond des retraites obscures de notre être, des souvenirs accouraient, comme des enfants endormis qui sortent de leurs cachettes et qui s’appellent joyeusement les uns les autres.

Et c’était leur jeunesse, les jours les plus adorables et les plus purs de leur jeunesse. C’était leur amour vivant, avec les heures claires du début, avec l’exaltation des premiers rendez-vous, et le charme des causeries, et le contraste savoureux des petites querelles sans cause et des grandes réconciliations.