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rien dire, non point qu’ils fussent incapables d’une conversation plus élevée, mais le petit effort qu’il leur fallait faire pour s’y hausser ne se produisait jamais que dans des conditions de sympathie et d’intimité qui n’existaient pas encore. Ils parlèrent donc de façon vague, sans qu’aucun d’eux éprouvât le besoin de se renseigner sur l’autre, ou de lui confier le secret de ses goûts et de ses habitudes.

Le diner touchait à sa fin quand M. de Bergy prononça le nom d’un de ses amis, et Mme d’Espréeux s’étonna :

— Ah ! vous l’avez connu ?

— Lui ? C’était mon plus vieux camarade.

Elle reprit :

— Moi, j’ai surtout connu son meilleur ami, son compagnon d’armes et de voyages.

— Comment ! s’écria M. de Bergy, mais c’était moi…

Une seconde, pas plus d’une seconde, leur regard se rencontra, furtif, presque peureux. Puis leurs yeux se fuirent. Et ils restèrent l’un près de l’autre, en silence ; sans un geste. Ils s’étaient reconnus.

Les convives buvaient du champagne et riaient avec des démonstrations de gaieté bruyante. Eux semblaient étrangers à tout ce qui se passait autour de la table. Ils n’entendaient ni les paroles, ni les rires. Cela cependant ne les rapprochait pas davantage l’un de l’autre. Ils eussent tant voulu être victimes d’une erreur, plutôt que de s’avouer la misère de cette rencontre où leur cœur n’avait point battu plus fort, où rien, rien, nul pressentiment, ne les avait avertis de la