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« Il m’observa, puis, toujours taciturne, s’assit, ce qui signifiait, n’est-ce pas, que ma démarche ne lui déplaisait pas trop. Alors, je tirai de ma poche une liasse de billets de banque que je déposai en face de lui, et je poursuivis :

« — Voilà soixante mille francs, monsieur. Je vous achète le Manoir-au-Puits et les terres qui en dépendent, hypothèques à ma charge. C’est exactement le double de ce que ça vaut.

« Je vis ses yeux briller.

« Il murmura :

« — Les conditions ?

« — Une seule, votre départ pour l’Amérique.

« Monsieur le substitut, nous avons discuté pendant deux heures. Non pas que mon offre l’indignât, je ne l’aurais pas risquée si je n’avais connu mon adversaire, mais il voulait davantage, et il discuta âprement, tout en évitant de prononcer le nom de Mme de Gorne, à qui, moi-même, je n’avais pas fait une seule allusion. Nous avions l’air de deux individus qui, à propos d’un litige quelconque, cherchent une transaction, un terrain où ils puissent s’entendre, alors qu’il s’agissait de la destinée même et du bonheur d’une femme. Enfin, de guerre lasse, j’acceptai un compromis, et nous arrivâmes à un accord que je voulus aussitôt rendre définitif. Deux lettres furent échangées entre nous, l’une par laquelle il me cédait le Manoir-au-Puits contre la somme versée ; l’autre, qu’il empocha aussitôt, et par laquelle je devais lui envoyer en Amérique une somme égale le jour où le divorce serait prononcé.

« L’affaire était donc conclue. Je suis sûr qu’à ce moment il acceptait de bonne foi. Il me considérait moins comme un ennemi et comme un rival que comme un monsieur qui vous rend service. Il alla même, afin que je puisse rentrer chez moi directement, jusqu’à me donner la clef qui ouvre la petite porte de la campagne. Par malheur, tandis que je prenais ma casquette et mon manteau, j’eus le tort de laisser sur la table la lettre de vente signée par lui. En une seconde, Mathias de Gorne vit le parti qu’il pourrait tirer de mon oubli. Garder sa propriété, garder sa femme… et garder l’argent. Prestement il escamota la feuille, m’asséna sur la tête un coup de crosse, jeta son fusil et m’étreignit à la gorge de ses deux mains. Mauvais calcul. Plus fort que lui, après une lutte assez vive qui dura peu, je le maîtrisai et l’attachai avec une corde qui traînait dans un coin.

« Monsieur le substitut, si la décision de mon adversaire avait été brusque, la mienne ne fut pas moins rapide. Puisque, somme toute, il avait accepté le marché, je l’obligerais à tenir ses engagements, du moins dans la mesure où j’y étais intéressé. En quelques bonds, je montai jusqu’au premier étage.

« Je ne doutais point que Mme de Gorne ne fût là et qu’elle n’eût entendu le bruit de nos discussions. Éclairé par une lampe de poche, je visitai trois chambres. La quatrième était fermée à clef. Je frappai. Aucune réponse. Mais je me trouvais à l’un de ces moments où nul obstacle ne vous arrête. Dans l’une des chambres, j’avais aperçu un marteau. Je le ramassai et démolis la porte.

« Natalie de Gorne était là, en effet, couchée à terre, évanouie. Je la pris dans mes bras, redescendis et passai par la cuisine. Dehors, en voyant la neige, je songeai bien que mes traces seraient faciles à suivre, mais qu’importait ? Avais-je à dépister Mathias de Gorne ? Nullement. Maître des 60,000 francs, maître du papier où je m’engageais à lui verser une somme égale le jour du divorce, maître de son domaine, il s’en irait, me laissant Natalie de Gorne. Rien n’était changé entre nous, sauf une chose : au lieu d’attendre son bon plaisir, j’avais saisi tout de suite le gage précieux que je convoitais. Ce n’était donc pas un retour offensif de Mathias de Gorne que je redoutais, mais bien plutôt les reproches et l’indignation de Natalie de Gorne. Que dirait-elle, une fois près de moi, captive ?

« Les raisons pour lesquelles je n’eus point de reproche, monsieur le substitut, Mme de Gorne, je crois, a eu la franchise de vous les dire. L’amour appelle l’amour. Chez moi, cette nuit, brisée par l’émotion, elle m’a fait l’aveu de ses sentiments. Elle m’aimait comme je l’aimais. Nos destinées se confondaient. Elle et moi, nous partîmes ce matin, à 5 heures…, sans prévoir un instant que la justice pouvait nous demander des comptes. »

Le récit de Jérôme Vignal était fini. Il l’avait débité tout d’un trait, comme un récit appris par cœur et auquel rien ne peut être changé.

Il y eut un instant de répit. Dans le réduit où ils se cachaient, Hortense et Rénine n’avaient pas perdu une seule des paroles prononcées. La jeune femme murmura :

— Tout cela est fort possible, et, en tout cas, très logique.

— Restent les objections, fit Rénine. Écoutez-les. Elles sont redoutables. Il y en a une surtout…

Celle-ci, le substitut du procureur la formula dès l’abord :

— Et M. de Gorne, dans tout cela ?…

— Mathias de Gorne ? demanda Jérôme.