Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mme de Gorne fut introduite, et le substitut pria Jérôme Vignal d’avancer.

Le visage de Jérôme était bien celui de l’homme énergique qu’Hortense avait dépeint dans sa lettre. Il ne montrait aucune inquiétude, mais bien plutôt de la décision et une volonté ferme. Natalie, petite et toute menue d’apparence, les yeux pleins de fièvre, donnait cependant une même impression de calme et de sécurité.

Le substitut, qui examinait les meubles en désordre et les traces du combat, la fit asseoir, et dit à Jérôme :

— Monsieur, je vous ai posé jusqu’ici peu de questions, voulant avant tout, au cours de l’enquête sommaire que j’ai menée en votre présence et que reprendra le juge d’instruction, vous montrer les raisons très graves pour lesquelles je vous ai prié d’interrompre votre voyage et de revenir ainsi que Mme de Gorne. Vous êtes maintenant à même de réfuter les charges vraiment troublantes qui pèsent sur vous. Je vous demande donc de me dire l’exacte vérité.

— Monsieur le substitut, répondit Jérôme, les charges qui m’accablent ne m’émeuvent guère. La vérité que vous réclamez sera plus forte que tous les mensonges accumulés contre moi par le hasard.

— Nous sommes ici pour la mettre en lumière, monsieur.

— La voici.

Il se recueillit un instant et raconta, d’une voix claire et franche :

— J’aime profondément Mme de Gorne. Dès la première heure où je l’ai rencontrée, j’ai conçu pour elle un amour qui n’a pas de limites, mais qui, si grand qu’il soit, et si violent, a toujours été dominé par l’unique souci de son honneur. Je l’aime, mais je la respecte encore plus. Elle a dû vous le dire, et je vous le redis : Mme de Gorne et moi, nous nous sommes adressé la parole, cette nuit, pour la première fois.

Il continua, d’une voix plus sourde :

— Je la respecte d’autant plus qu’elle est plus malheureuse. Au vu et au su de tout le monde, sa vie est un supplice de chaque minute. Son mari la persécutait avec une haine féroce et une jalousie exaspérée. Interrogez les domestiques. Ils vous diront le calvaire de Natalie de Gorne, les coups qu’elle recevait, et les outrages qu’elle devait supporter. C’est à ce calvaire que j’ai voulu mettre un terme en usant du droit de secours que possède le premier venu quand il y a excès de malheur et d’injustice. Trois fois, j’ai averti le vieux de Gorne, le priant d’intervenir, mais j’ai trouvé en lui, à l’endroit de sa belle-fille, une haine presque égale, la haine que beaucoup d’êtres éprouvent pour ce qui est beau et noble. C’est alors que j’ai résolu d’agir directement, et que j’ai tenté hier soir, auprès de Mathias de Gorne, une démarche… un peu insolite, mais qui pouvait, qui devait réussir, étant donné le personnage. Je vous jure, monsieur le substitut, que je n’avais point d’autre intention que de causer avec Mathias de Gorne. Connaissant certains détails de sa vie qui me permettaient de peser sur lui d’une manière efficace, je voulais profiter de cet avantage pour atteindre mon but. Si les choses ont tourné autrement, je n’en suis pas entièrement responsable. Je vins donc un peu avant 9 heures. Les domestiques, je le savais, étaient absents. Il m’ouvrit lui-même. Il était seul.

— Monsieur, interrompit le substitut, vous affirmez là, comme Mme de Gorne du reste l’a fait tout à l’heure, une chose qui est manifestement contraire à la vérité. Mathias de Gorne n’est rentré, hier, qu’à 11 heures du soir. De cela deux preuves précises : le témoignage de son père, et la marque de ses pas sur la neige, qui tomba de 9 h. 15 à 11 heures.

— Monsieur le substitut, déclara Jérôme Vignal, sans remarquer le mauvais effet produit par son obstination, je raconte les choses telles qu’elles furent et non pas telles qu’on peut les interpréter. Je reprends. Cette horloge marquait neuf heures moins dix exactement, quand j’entrai dans cette salle. Croyant à une attaque, M. de Gorne avait décroché son fusil. Je mis mon revolver sur la table, hors de ma portée, et je m’assis.

« — J’ai à vous parler, monsieur, lui dis-je. Veuillez m’écouter.

« Il ne bougea pas et n’articula pas une seule syllabe. Je parlai donc. Et, tout de suite, crûment, sans aucune de ces explications préalables qui auraient pu atténuer la brutalité de ma proposition, je prononçai les quelques phrases que j’avais préparées :

« — Depuis plusieurs mois, monsieur, j’ai fait une enquête minutieuse sur votre situation financière. Toutes vos terres sont hypothéquées. Vous avez signé des traites dont l’échéance approche et auxquelles il est matériellement impossible que vous fassiez honneur. Du côté de votre père, rien à espérer, lui-même étant fort mal en point. Donc vous êtes perdu. Je viens vous sauver.