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Là-haut, c’était une terrasse en plein air, mais entourée d’un parapet qui s’élevait à plus de deux mètres.

— Cela devait former autrefois des créneaux que l’on a remplis depuis, remarqua le prince Rénine. Tenez, il fut un temps où il y avait des meurtrières. Elles ont été bouchées.

— En tout cas, dit-elle, ici également la longue-vue était inutile, et nous n’avons plus qu’à redescendre.

— Je ne suis pas de votre avis, dit-il. Logiquement il devait y avoir quelque échappée sur la campagne, et logiquement c’est ici que la longue-vue était utilisée.

À la force des poignets, il se hissa jusqu’au faîte du parapet, et il put voir que, de là, on apercevait toute la vallée, le parc, dont les grands arbres limitaient l’horizon, et, assez loin, au bout d’une coupure dans une colline boisée, une autre tour en ruine, très basse, emmaillotée de lierre, et qui était peut-être à sept ou huit cents mètres de distance.

Rénine reprit son examen. On eût dit que pour lui tout le problème se résumait dans l’emploi de la longue-vue, et que ce problème serait immédiatement résolu si l’on pouvait découvrir la façon dont elle était employée.

Il étudia une à une les meurtrières. L’une d’elles, ou plutôt l’emplacement de l’une d’elles, attira surtout son attention. Il existait, au milieu de la couche de plâtre qui devait servir à la boucher, un creux rempli de terre et où des plantes avaient poussé.

Il arracha ces plantes et enleva cette terre, ce qui débarrassa l’orifice d’un trou de vingt centimètres de diamètre, qui perçait le mur de part en part. S’étant penché, Rénine constata que cette fissure, étroite et profonde, dirigeait fatalement le regard, par-dessus le sommet tassé des arbres et suivant la coupure de la colline, jusqu’à la tour de lierre.

Au fond de ce conduit, dans une sorte de rainure qui courait comme une rigole, la longue-vue trouva sa place, et si exactement qu’il eût été impossible de la bouger, si peu que ce fût, vers la droite ou vers la gauche…

Rénine, qui avait essuyé la partie extérieure des lentilles, tout en prenant soin de ne pas déranger d’une ligne le point de mire, appliqua son œil au petit bout de l’instrument.

Il resta trente ou quarante secondes, attentif et silencieux. Puis il se releva, et prononça d’une voix altérée :

— C’est effroyable… En vérité, c’est effroyable…

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle anxieusement.

— Regardez…

Elle se courba, mais, pour elle, l’image n’étant pas nette, il fallut mettre l’instrument à sa vue. Presque aussitôt elle dit avec un frisson :

— Ce sont deux épouvantails, n’est-ce pas ? tous deux perchés là-haut ?… Mais pourquoi ?

— Regardez, répéta-t-il, regardez plus attentivement. Sous les chapeaux… les visages.

— Oh ! fit-elle, en défaillant, quelle horreur !

Le champ de la lunette offrait, découpé en rond comme une projection lumineuse, ce spectacle : la plate-forme d’une tour tronquée, dont le mur, plus haut dans la partie la plus éloignée, formait comme une toile de fond, d’où déferlaient des vagues de lierre. Devant, au milieu d’un fouillis d’arbustes, deux êtres, un homme et une femme appuyés, renversés contre un écroulement de pierres.