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— C’est bien trois hommes qu’il y avait à bord de l’auto ?

— Oui.

— Trois également à Dreux ?

— Non. À Dreux, on n’a relevé les traces que de deux hommes.

— Dont Dalbrèque ?

— Je ne crois pas. Aucun des signalements ne correspond au sien.

Il réfléchit encore quelques instants, puis, déplia sur la table une grande carte routière.

Un nouveau silence. Après quoi, il dit à l’inspecteur :

— Vous avez laissé vos camarades au Havre ?

— Oui, deux inspecteurs.

— Pouvez-vous leur téléphoner ce soir ?

— Oui.

— Et demander deux autres inspecteurs à la Sûreté ?

— Oui.

— Eh bien ! rendez-vous demain à midi.

— Où ?

— Ici.

Et du doigt, il appuya sur un point de la carte, qui était marqué : « Le chêne à la cuve », et qui se trouvait en pleine forêt de Brotonne, dans le département de l’Eure.

— Ici, répéta-t-il. C’est ici que le soir de l’enlèvement, Dalbrèque a cherché un refuge. À demain, monsieur Morisseau, soyez exact au rendez-vous. Cinq hommes, ce n’est pas de trop pour capturer une bête de cette taille.

L’inspecteur n’avait pas bronché. Ce diable d’individu le stupéfiait. Il paya sa consommation, se leva, fit machinalement le salut militaire et sortit en marmottant :

— On y sera, monsieur.

Le lendemain, à 8 heures, Hortense et Rénine quittaient Paris dans une vaste limousine que conduisait Clément. Le voyage fut silencieux. Hortense, malgré sa foi dans le pouvoir extraordinaire de Rénine, avait passé une nuit mauvaise, et songeait avec angoisse au dénouement de l’aventure.

On approchait. Elle lui dit :

— Quelle preuve avez-vous qu’il l’ait conduite dans cette forêt ?

De nouveau il déploya la carte sur ses genoux et il fit voir à Hortense que, si l’on trace une ligne du Havre, ou plutôt de Quillebeuf (où l’on traverse la Seine) jusqu’à Dreux (où l’auto fut retrouvée) cette ligne touche aux lisières occidentales de la forêt de Brotonne.

— Or, ajouta-t-il, c’est dans la forêt de Brotonne, d’après ce que l’on m’a dit à la Société mondiale, que fut tournée la Princesse Heureuse. Et la question qui se pose est celle-ci : maître de Rose-Andrée, Dalbrèque, en passant le samedi à proximité de la forêt, n’a-t-il pas eu l’idée d’y cacher sa proie, tandis que les deux complices continuaient sur Dreux et rentraient à Paris ? La grotte est là, toute proche. Comment ne pas y aller ? N’est-ce pas en courant vers cette grotte, quelques mois auparavant, qu’il tenait dans ses bras, contre lui, à portée de ses lèvres, la femme qu’il aimait et qu’il vient de conquérir ? Pour lui, logiquement, fatalement, l’aventure recommence. Mais, cette fois, en pleine réalité… Rose-Andrée est captive. Pas de secours possible. La forêt est immense et déserte. Cette nuit-là, ou l’une des nuits suivantes, il faut que Rose-Andrée s’abandonne…

Hortense frissonna.

— Ou qu’elle meure. Ah ! Rénine, nous arrivons trop tard.

— Pourquoi ?

— Pensez donc ! trois semaines… Vous ne supposez pas qu’il la tienne enfermée là depuis tant de temps !

— Certes non, l’endroit que l’on m’a indiqué se trouve à un croisement de routes et la retraite n’est pas sûre. Mais nous y découvrirons sûrement quelque indice.

Ils déjeunèrent en route, un peu avant midi, et pénétrèrent dans les hautes futaies de Brotonne, antique et vaste forêt toute pleine de souvenirs romains et de vestiges du moyen âge. Rénine, qui l’avait souvent parcourue, dirigea l’auto vers un chêne célèbre à dix lieues à la ronde, dont les branches, en s’évasant, formaient une large cuve. L’auto s’arrêta au tournant qui précède et ils allèrent à pied jusqu’à l’arbre. Morisseau les attendait en compagnie de quatre gaillards solides.

— Venez, leur dit Rénine, la grotte est à côté, parmi les broussailles.

Ils la trouvèrent aisément. D’énormes roches surplombaient une entrée basse où l’on se glissait par un étroit sentier entre des fourrés épais.

Il y entra et fouilla de sa lampe électrique les recoins d’une petite caverne aux parois encombrées de signatures et de dessins.

— Rien à l’intérieur, dit-il à Hortense et à Morisseau. Mais voici la preuve que je cherchais. Si le souvenir du film a vraiment ramené Dalbrèque vers la grotte de la Princesse Heureuse, nous devons penser qu’il en fut de même pour Rose-Andrée. Or, la Princesse Heureuse, dans le film, avait cassé les bouts de branches durant tout le trajet. Et voici justement, à droite de cet orifice, des branches qui ont été récemment brisées.

— Soit, dit Hortense. Je vous accorde qu’il y a là une preuve possible de leur passage, mais elle date de trois semaines, et depuis…

— Depuis, votre sœur est enfermée dans quelque trou plus isolé.

— Ou bien morte et ensevelie sous un monceau de feuilles…