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entendit du bruit, s’arrêta, et regarda d’un air souriant qui devint attentif, puis inquiet, puis de plus en plus anxieux. Le bûcheron avait écarté les branches et traversait le massif.

Ils se trouvaient ainsi l’un en face de l’autre.

Il ouvrit les bras comme pour la saisir. Elle voulut crier, appeler au secours, mais elle suffoquait, et les bras se refermèrent sur elle sans qu’elle pût opposer la moindre résistance. Alors il la chargea sur son épaule et se mit à galoper.

— Êtes-vous convaincue ? murmura Rénine. Croyez-vous que cet acteur de vingtième ordre aurait eu cette puissance et cette énergie s’il s’agissait d’une autre femme que Rose-Andrée ?

Le bûcheron, cependant, arrivait au bord d’un large fleuve, près d’une vieille barque échouée dans la vase. Il y coucha le corps inerte de Rose-Andrée, défit l’amarre et se mit à remonter le fleuve en suivant la rive.

Plus tard, on le vit atterrir, puis franchir la lisière d’une forêt et s’enfoncer parmi de grands arbres et des amoncellements de roches. Ayant déposé la princesse, il déblaya l’entrée d’une caverne, où le jour se glissait par une fente oblique.

Une série de projections montra l’affolement du mari, les recherches, la découverte de petites branches cassées par la Princesse Heureuse et qui indiquaient la route suivie.

Puis ce fut le dénouement, la lutte effroyable entre l’homme et la femme et, au moment où la femme, vaincue, à bout de forces, est renversée, l’irruption brusque du mari et le coup de feu qui abat la bête fauve…

Il était quatre heures, lorsqu’ils sortirent du cinéma. Rénine, que son automobile attendait, fit signe au chauffeur de le suivre. Ils marchèrent tous deux par les boulevards et la rue de la Paix, et Rénine, après un long silence dont la jeune femme s’inquiétait malgré elle, lui demanda :

— Vous aimez votre sœur ?

— Oui, beaucoup.

— Cependant vous êtes fâchées ?

— Je l’étais du temps de mon mari. Rose est une femme assez coquette avec les hommes. J’ai été jalouse, et vraiment sans motif. Mais pourquoi cette question ?

— Je ne sais pas… ce film me poursuit, et l’expression de cet homme était si étrange !

Elle lui prit le bras et vivement :

— Enfin, quoi, parlez ! Que supposez-vous ?

— Ce que je suppose ? Tout et rien. Mais je ne puis m’empêcher de croire que votre sœur ait été en danger.

— Simple hypothèse.

— Oui, mais une hypothèse fondée sur des faits qui m’impressionnent. À mon avis la scène de l’enlèvement représente, non pas l’agression de l’homme des bois contre la Princesse Heureuse, mais une attaque violente et forcenée d’un interprète contre la femme qu’il convoite. Certes cela s’est passé dans les limites imposées par le rôle, et personne n’y a vu que du feu, personne, sauf peut-être Rose-Andrée, mais moi, j’ai surpris des éclairs de passion qui ne laissent aucun doute, des regards où il y avait de l’envie, et même la volonté du meurtre, des mains contractées, toutes prêtes à étrangler, vingt détails enfin qui me prouvent qu’à cette époque-là, l’instinct de cet homme le poussait à tuer cette femme qui ne pouvait lui appartenir.

— Soit, à cette époque peut-être, dit Hortense. Mais la menace est conjurée puisque des mois se sont écoulés.

— Évidemment… évidemment… mais tout de même, je veux me renseigner.

— Près de qui ?

— Auprès de la Société mondiale qui a tourné le film. Tenez, voici les bureaux de la société. Voulez-vous monter dans l’automobile et attendre quelques minutes.

Il appela Clément, son chauffeur, et s’éloigna.

Au fond Hortense demeurait sceptique. Toutes ces manifestations d’amour, dont elle ne niait ni l’ardeur ni la sauvagerie, lui avaient semblé le jeu rationnel d’un bon interprète. Elle n’avait rien saisi de tout le drame redoutable que Rénine prétendait avoir deviné, et se demandait s’il ne péchait pas par excès d’imagination.

— Eh bien ! lui dit-elle, non sans ironie, quand il revint, où en êtes vous ? Du mystère ? Des coups de théâtre ?

— Suffisamment, fit-il d’un air soucieux.

Elle se troubla aussitôt.

— Que dites-vous ?

Il raconta, d’un trait :

— Cet homme s’appelle Dalbrèque. C’est un être assez bizarre, renfermé, taciturne, et qui se tenait toujours à l’écart de ses camarades. On ne s’est jamais aperçu qu’il fût particulièrement empressé auprès de votre sœur. Cependant son interprétation, à la fin du second épisode, parut si remarquable qu’on l’engagea pour un nouveau film. Il tourna donc en ces derniers temps. Il tourna aux environs de Paris. On était content de lui, lorsque soudain un événement insolite se produisit. Le vendredi 18 septembre, au matin, il crocheta le garage de la Société mondiale et fila dans une superbe limousine, après avoir raflé la somme de 25,000 francs. On porta plainte, et la limousine fut retrouvée le dimanche, aux environs de Dreux.

Hortense qui écoutait, un peu pâle, insinua :

— Jusqu’ici… aucun rapport…