Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.


IV

Le film révélateur


— Regardez donc celui qui joue le maître d’hôtel… dit Serge Rénine.

— Qu’est-ce qu’il a de particulier ? demanda Hortense.

Ils se trouvaient en matinée dans un cinéma des boulevards où la jeune femme avait entraîné Rénine pour y voir une interprète qui la touchait de près. Rose-Andrée, que l’affiche mettait en vedette, était sa demi-sœur, leur père s’étant marié deux fois. Depuis quelques années, fâchées l’une avec l’autre, elles ne s’écrivaient même plus. Belle créature aux gestes souples et au visage rieur, Rose-Andrée, après avoir fait du théâtre sans beaucoup de succès, venait de se révéler au cinéma comme une interprète de grand avenir. Ce soir-là elle animait de son entrain et de sa beauté ardente un film assez médiocre par lui-même : la Princesse Heureuse.

Sans répondre directement, Rénine reprit, pendant une pause de la représentation :

— Je me console de mauvais films en observant les personnages secondaires. Comment ces pauvres diables, à qui l’on fait répéter dix ou vingt fois certaines scènes, ne penseraient-ils pas souvent, lors de la « prise définitive », à autre chose qu’à ce qu’ils jouent ? Ce sont ces petites distractions, où perce un peu de leur âme ou de leur instinct, qui sont amusantes à noter. Ainsi, tenez, ce maître d’hôtel…

L’écran montrait maintenant une table luxueusement servie que présidait la Princesse Heureuse entourée de tous ses amoureux. Une demi-douzaine de domestiques allaient et venaient, dirigés par le maître d’hôtel, grand gaillard au mufle épais, à la figure vulgaire, dont les sourcils énormes se rejoignaient en une seule ligne.

— Une tête de brute, dit Hortense. Que voyez-vous en lui de spécial ?

— Examinez la façon dont il regarde votre sœur, et s’il ne la regarde pas plus souvent qu’il ne devrait…

— Ma foi, jusqu’ici, il ne me semble pas, objecta Hortense…

— Mais si, affirma le prince Rénine, il est évident qu’il éprouve dans la vie pour Rose-Andrée des sentiments personnels qui n’ont aucun rapport avec son rôle de domestique anonyme. Nul ne s’en doute peut-être, dans la réalité, mais sur l’écran, quand il ne se surveille pas, ou quand il croit que ses camarades de répétition ne peuvent le voir, son secret lui échappe. Tenez…

L’homme ne bougeait plus. C’était la fin du repas. La princesse buvait une coupe de champagne, et il la contemplait de ses deux yeux luisants que voilaient à demi ses lourdes paupières.

Deux fois encore ils surprirent en lui de ces expressions singulières auxquelles Rénine attribuait une signification passionnée qu’Hortense mettait en doute.

— C’est sa façon de regarder, à cet homme, disait-elle.

L’épisode se termina. Il y en avait un second. La notice du programme annonçait « qu’un an s’était écoulé et que la Princesse Heureuse vivait dans une jolie chaumière normande, tout enguirlandée de plantes grimpantes, avec le musicien peu fortuné qu’elle avait choisi comme époux ».

Toujours heureuse, d’ailleurs, ainsi qu’on put le constater sur l’écran, la princesse était toujours également séduisante, et toujours assiégée par les prétendants les plus divers. Bourgeois et nobles, financiers et paysans, tous les hommes tombaient en pâmoison devant elle, et, plus que tous, une sorte de rustre solitaire, un bûcheron velu et à demi-sauvage qu’elle rencontrait dans toutes ses promenades. Armé de sa hache, redoutable et sournois, il rôdait autour de la chaumière et l’on sentait avec effroi qu’un péril menaçait la Princesse Heureuse.

— Tiens, tiens, chuchota Rénine, vous savez qui c’est, l’homme des bois ?

— Non.

— Le maître d’hôtel, tout simplement. On a pris le même interprète pour les deux rôles.

De fait, malgré la déformation de la silhouette, sous la démarche pesante, sous les épaules voûtées du bûcheron, se retrouvaient les attitudes et les gestes du maître d’hôtel, de même que sous la barbe inculte et sous les longs cheveux épais on reconnaissait la face rasée d’autrefois, le mufle de bête et la ligne touffue des sourcils.

Au loin, la princesse sortit de la chaumière. L’homme se cacha derrière un massif. De temps en temps, l’écran montrait, en proportion démesurée, ses yeux féroces ou ses mains d’assassin aux pouces énormes.

— Il me fait peur, dit Hortense ; il est terrifiant de réalité.

— Parce qu’il joue pour son propre compte, fit Rénine. Vous comprenez bien que, dans l’intervalle des trois ou quatre mois qui semblent séparer les époques où les deux films furent tournés, son amour a fait des progrès, et, pour lui, ce n’est pas la princesse qui vient, mais Rose-Andrée.

L’homme s’accroupit. La victime approchait, allègre et sans méfiance. Elle passa,