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— Quel projet ? demanda Hortense. Vous parlez de crime. Simple supposition, sans doute ?

— Nullement. La conversation entendue faisait allusion à un mariage, mariage du frère ou de la sœur avec la femme ou avec le mari de la tierce personne, ce qui implique l’éventualité d’un crime, c’est-à-dire, en l’occurrence, que la victime désignée, femme ou mari de la tierce personne, sera précipitée ce soir, 2 octobre, du haut de la falaise. Tout cela est parfaitement logique, et ne laisse aucune espèce de place au doute.

Ils étaient assis sur la terrasse du casino, en face de l’escalier qui descend à la plage. Ils dominaient ainsi quelques cabines de propriétaires installées sur le galet, et devant lesquelles quatre messieurs jouaient au bridge, tandis qu’un groupe de dames causaient en travaillant à des ouvrages de broderie.

Plus loin, et plus en avant, il y avait une autre cabine, isolée et fermée.

Une demi-douzaine d’enfants, les jambes nues, jouaient dans l’eau.

— Eh bien ! dit Hortense, toute cette douceur et ce charme d’automne ne me prennent pas. J’accorde malgré tout un tel crédit à toutes vos suppositions que je ne peux me distraire du problème redoutable.

— Redoutable, chère amie, le mot est juste, et croyez bien que, depuis avant-hier, je l’ai étudié sur toutes ses faces… Vainement, hélas !

— Vainement, répéta-t-elle. Alors, qu’arrivera-t-il ?

Et, presque en elle-même, elle continua :

— Qui, parmi ceux-là, est menacé ? La mort a déjà choisi sa victime. Laquelle ? Est-ce cette jeune blonde qui se balance en riant ? Est-ce ce grand monsieur qui fume ? Et quel est celui qui cache au fond de lui-même l’idée du crime ? Tous ces gens sont paisibles et s’amusent. Pourtant la mort rôde autour d’eux.

— À la bonne heure, fit Rénine, vous vous passionnez, vous aussi. Hein ! je vous l’avais bien dit ? Tout est aventure, et rien ne vaut que l’aventure. Au souffle de ce qui peut advenir, vous voilà toute frémissante. Vous participez à tous les drames qui palpitent autour de vous, et le sens du mystère s’éveille au fond de votre tête. Tenez, avec quel regard aigu vous observez ce ménage qui arrive ! Sait-on jamais ? Peut-être est-ce ce monsieur qui veut supprimer son épouse ?… Ou cette dame qui rêve d’escamoter son mari ?

— Les d’Imbleval ? Jamais de la vie ! Un ménage excellent ! Hier, à l’hôtel, j’ai causé longtemps avec la femme et vous-même…

— Oh ! moi, j’ai joué au golf avec Jacques d’Imbleval, qui pose un peu à l’athlète, et j’ai joué à la poupée avec leurs deux petites filles qui sont charmantes.

Les d’Imbleval s’étaient approchés, on échangea quelques mots. Mme d’Imbleval raconta que ses deux filles étaient retournées le matin à Paris avec leur gouvernante. Son mari, grand gaillard à barbe blonde, qui portait sa veste de flanelle sous le bras et faisait bomber son torse sous une chemise de cellular, se plaignit de la chaleur.

— Thérèse, tu as la clef de la cabine ? demanda-t-il à sa femme, lorsqu’ils eurent quitté Rénine et Hortense et qu’ils se furent arrêtés au haut de l’escalier, dix pas plus loin.

— La voici, dit la femme. Tu vas lire les journaux ?

— Oui. À moins que nous ne fassions un tour ensemble ?…

— Cet après-midi, plutôt, veux-tu ? Ce matin, j’ai dix lettres à écrire.

— Entendu. Nous monterons sur la falaise.

Hortense et Rénine se regardèrent avec surprise. L’annonce de cette promenade était-elle fortuite ? Ou bien se trouvaient-ils, contrairement à leur attente, en présence du couple même qu’ils cherchaient ?

Hortense essaya de rire.

— Mon cœur bat violemment, murmura-t-elle. Cependant, je me refuse absolument à croire une chose aussi invraisemblable. « Mon mari et moi, nous n’avons jamais eu une seule discussion », m’a-t-elle dit. Non, il est clair que ce sont des gens qui s’entendent à merveille.

— Nous verrons bien tout à l’heure, aux Trois-Mathildes, si l’un des deux vient retrouver le frère et la sœur.

M. d’Imbleval avait descendu l’escalier, tandis que sa femme demeurait appuyée à la balustrade de la terrasse. Elle avait une jolie silhouette, fine et souple. Son profil se détachait nettement, accentué par un menton qui avançait un peu trop. Au repos, quand il ne souriait pas, le visage donnait une impression de tristesse et de souffrance.

— Jacques, tu as perdu quelque chose ? cria-t-elle à son mari, qui s’était baissé sur le galet.