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Rénine se tourna vers la jeune femme.

— Vous comprenez mon plan de bataille ?

— Oui, dit-elle, mais l’épreuve est dangereuse. Croyez-vous que Dutreuil tombera dans le piège ?

— Tout dépend de l’état de ses nerfs et jusqu’à quel point il est démoralisé ; une attaque brusquée peut parfaitement le démolir.

— Cependant, s’il reconnaît, à quelque signe, le changement de carton ?

— Ah ! certes, toutes les chances ne sont pas contre lui. Le gaillard est bien plus malin que je ne le croyais, et fort capable de s’en tirer. Mais, d’autre part, comme il doit être inquiet ! Comme le sang doit lui bourdonner aux oreilles et lui brouiller les yeux Non, non, je ne pense pas qu’il tienne le coup… Il flanchera… Il flanchera…

Ils n’échangèrent plus une parole. Rénine ne bougeait pas. Hortense demeurait troublée jusqu’au plus profond d’elle-même. Il s’agissait de la vie d’un homme innocent. Une erreur de tactique, un peu de malchance et, douze heures plus tard, Jacques Aubrieux était exécuté. Et, en même temps qu’une angoisse horrible, elle éprouvait, malgré tout, une sensation de curiosité ardente. Qu’allait faire le prince Rénine ? Qu’allait-il advenir de l’expérience tentée ? Comment résisterait Gaston Dutreuil ? Elle vivait une de ces minutes de tension surhumaine où la vie s’exaspère et prend toute sa valeur.

On perçut des pas dans l’escalier. C’étaient des pas d’hommes qui se hâtent. Le bruit se rapprocha. Ils arrivaient au dernier étage.

Hortense regarda son compagnon. Il s’était levé. Il écoutait, la figure transformée déjà par l’action. Dans le couloir, les pas résonnaient. Alors, soudain, il se détendit comme un ressort, courut vers la porte et cria :

— Vite !… finissons-en !

Des inspecteurs et deux garçons de la brasserie entrèrent. Dans le groupe des inspecteurs, il agrippa Dutreuil et le tira par le bras en disant avec gaieté :

— Bravo ! mon vieux. Le coup du guéridon et de la carafe, admirable ! Un chef-d’œuvre ! Seulement ça a raté.

— Quoi ! qu’est-ce qu’il y a ? marmotta le jeune homme en chancelant.

— Mon Dieu, oui, le feu n’a consumé qu’à moitié les papiers de soie et le carton, et, s’il y a eu des billets de banque brûlés, comme les papiers de soie… les autres sont là, au fond… Tu entends ? les fameux billets… la grande preuve du crime… ils sont là, où tu les avais cachés… Par hasard, ils ne sont pas brûlés… Tiens regarde… voici les numéros… tu peux les reconnaître… Ah ! tu es bien perdu, mon gaillard.

Le jeune homme s’était raidi. Ses yeux papillotaient. Il ne regarda pas, comme l’y invitait Rénine, il n’examina ni le carton, ni les billets. Du premier coup, sans prendre le temps de réfléchir, et sans que son instinct l’avertît, il crut, et, brutalement, il s’effondra sur une chaise en pleurant.

L’attaque brusquée, selon l’expression de Rénine, avait réussi. En voyant tous ses plans déjoués et l’ennemi maître de tous ses secrets, le misérable n’avait plus la force ni la clairvoyance nécessaires pour se défendre. Il abandonnait la partie.

Rénine ne le laissa pas respirer.

— À la bonne heure ! Tu sauves ta tête, tout simplement, mon petit. Écris donc ton aveu, pour t’en débarrasser. Tiens, voilà un stylo… Ah ! ça, tu n’as pas eu de veine, je le reconnais. C’était pourtant rudement bien machiné, ton truc du dernier moment. N’est-ce pas ? vous avez des billets de banque qui vous gênent, et que vous voulez anéantir ? Rien de plus facile. Vous posez sur le bord de la fenêtre une grosse carafe à ventre rebondi. Le cristal formera lentille et enverra les rayons du soleil sur le carton et sur les chiffes de soie convenablement préparées. Dix minutes après, ça flambe. Invention merveilleuse ! Et, ainsi que toutes les grandes découvertes, celle-ci provient du hasard, n’est-ce pas ? La pomme de Newton ?… Un jour, le soleil, en passant à travers l’eau de cette carafe, aura fait flamber des brins de mousse ou le soufre d’une allumette, et, comme tu avais le soleil, tout à l’heure, à ta disposition, tu t’es dit : « Allons-y » et tu as placé la carafe au bon endroit. Mes compliments, Gaston. Tiens, voilà une feuille de papier. Écris : « C’est moi l’assassin de M. Guillaume. » Écris donc, sacrebleu !

Penché sur le jeune homme, de toute son implacable volonté, il le contraignait à écrire, lui dirigeait la main et lui dictait la phrase. À bout de force, épuisé, Dutreuil écrivit.

— Monsieur l’inspecteur principal, voici l’aveu, dit Rénine. Vous voudrez bien le porter à M. Dudouis. Ces messieurs, j’en suis sûr — il s’adressait aux garçons de la brasserie — consentiront à servir de témoins.