Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

… L’heure approche. L’heure s’éloigne. De fausses intuitions me guident, auxquelles je m’abandonne. C’est bien inutile. Le mystère est impénétrable. Ceci seul est certain : je me détruirai. Où ? Quand ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Oh ! le pourquoi de cet acte nécessaire, c’est cela surtout qui me révolte ! Se tuer pour ne pas souffrir, soit ; mais se tuer parce que son père s’est tué, quelle chose monstrueuse !

Je me dis souvent : « Eh bien ! non, je ne peux pas. Ma volonté sera plus puissante que le destin. L’amour de la vie me protégera contre le vertige de la mort. Je vivrai. » Pauvre insurgé ! tu connais pourtant les lois rigoureuses. Certes, ton sang se renouvelle avec l’air absorbé et les matières avalées. Mais, parmi les gouttes rouges, il en est de furtives, de sommeillantes, qui te viennent de ton père et du père de ton père et de leurs aïeux. Chacune d’elles t’apporta sa part de leur humanité, et l’une contenait, sois-en sûr, le grand instinct d’anéantissement. Il était, en eux, le plus fort et le plus autoritaire. Le globule qui te le transmit est le plus vivace et le plus résistant.

Je me sens comme un esclave en liberté. Sa chaîne est lâche. Et il marche, et il court voluptueusement. Mais il sait qu’à tel moment, peut-être au plus doux de sa promenade, la chaîne sera tendue et le ramènera vers la prison. Quelque jour, du fond de moi, de la cachette où il se blottit, l’instinct, petite source lointaine, s’enflera soudain en un torrent de dévastation qui m’emportera comme un brin de paille.

… C’est lui, je l’affirme, c’est lui qui m’a conduit ici, sur cette plage déserte. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. J’y suis contre mon gré.