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— Crétin ! t’imagines-tu que le premier imbécile venu puisse s’accrocher au marchepied de ma voiture sans que je m’en aperçoive. Tu dois être à ton aise là-dessus.

— À la torture, et je grelotte.

— Tant mieux, ça t’apprendra. Dis donc, où as-tu acheté ton essence ?

— Chez l’épicier.

— Chez un voleur. C’est de la saleté. Les bougies s’encrassent.

— Vous êtes sûr ?

— Et les ratés, tu ne les entends pas, idiot ?

L’auto semblait hésiter, en effet, par moments. Puis tout redevint normal. Don Luis força l’allure. En descendant les côtes, ils avaient l’air de se jeter dans des abîmes. Un des phares s’éteignit. L’autre n’avait pas sa clarté coutumière. Mais rien ne diminuait l’ardeur de don Luis.

Il y eut encore des ratés, une nouvelle hésitation, puis des efforts, comme si le moteur s’acharnait courageusement à faire son devoir. Et puis ce fut, brusquement, l’impuissance définitive, l’arrêt le long de la route, la panne stupide.

— Nom de Dieu ! hurla don Luis, nous y sommes. Ah ! ça, c’est le comble !

— Voyons, patron. On va réparer. Et l’on cueillera le Sauverand à Paris au lieu de Chartres, voilà tout.

— Triple imbécile ! Il y en a pour une heure ! et puis après, ça recommencera. Ce n’est pas de l’essence qu’on t’a collée, c’est de la crasse.

Autour d’eux la campagne s’étendait à l’infini, sans autre lumière que les étoiles qui criblaient les ténèbres du ciel.

Don Luis piétinait de rage. Il eût voulu casser l’auto à coups de pied. Il eût voulu…

C’est Mazeroux qui « encaissa », selon l’expression du malheureux brigadier. Don Luis l’empoigna aux épaules, le secoua, l’agonit d’injures et de sottises, et, finalement, le renversant contre le talus, lui dit, d’une voix entrecoupée, tour à tour haineuse et douloureuse :

— C’est elle, tu entends, Mazeroux, c’est la compagne de Sauverand qui a tout fait. Je te le dis tout de suite, parce que j’ai peur de faiblir… Oui, je suis lâche… Elle a un visage si grave… et des yeux d’enfant. Mais c’est elle, Mazeroux… Elle habite chez moi… Rappelle-toi son nom, Florence Levasseur… Tu l’arrêteras, n’est-ce pas ? Moi, je ne pourrais pas… Je n’ai pas de courage quand je la regarde. C’est que jamais je n’ai aimé… Les autres femmes… les autres femmes… non, c’étaient des ca-