Page:Leblanc - Le triangle d'or, paru dans Le Journal, du 20 mai au 26 juil 1917.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pas que nos pilons de bois nous empêchent d’aller de l’avant et que, dans la vie, nous ne soyons pas d’aplomb sur nos béquilles, comme sur des jambes en chair et en os. Nous n’estimons pas que ce soit un sacrifice que de se dévouer à nous, et qu’il soit nécessaire de crier à l’héroïsme parce que telle jeune fille a l’honneur d’épouser un soldat aveugle !

»  Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part ! Aucune déchéance, je le répète, ne nous a frappés, et c’est là une vérité à laquelle tout le monde se pliera, durant deux ou trois générations. Vous comprenez que, dans un pays comme la France, lorsque l’on rencontrera des mutilés par centaines de mille, la conception de ce qu’est un homme complet ne sera plus aussi rigide, et que, en fin de compte, il y aura, dans cette humanité nouvelle qui se prépare, des hommes avec deux bras et des hommes avec un seul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds, des gens qui portent la barbe et d’autres qui n’en portent pas. Et tout cela semblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu’il lui plaira, sans avoir besoin d’être intact. Et comme ma vie est en vous, maman Coralie, et que mon bonheur dépend de vous, je n’ai pas attendu plus longtemps pour vous placer mon petit discours. Ouf ! c’est fini. J’aurais encore bien des choses à dire là-dessus, mais, n’est-ce pas, ce n’est pas en un jour…

Il s’interrompit, intimidé malgré tout par le silence de la jeune femme.

Elle n’avait pas bougé depuis les premières paroles d’amour qu’il avait prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figure jusqu’à son front. Un léger frémissement secouait ses épaules.