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I.

Maman Coralie

Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d’arbres, que forme, en face du musée Galliera, la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron.

L’un portait la capote bleu-horizon du fantassin ; l’autre, un Sénégalais, ces vêtement de laine beige, à large culotte et à veston cintré, dont on habille, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d’Afrique. L’un n’avait plus qu’une jambe, la gauche ; l’autre, plus qu’un bras, le droit.

Ils firent le tour de l’esplanade, au centre de laquelle se dresse un joli groupe de Silènes, et s’arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sénégalais la ramassa, en tira vivement quelques bouffées, la pressa, pour l’éteindre, entre le pouce et l’index et la mit dans sa poche.

Tout cela sans un mot.

Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deux autres soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle arme ils appartenaient, leur tenue militaire se composant des effets civils les plus disparates. Cependant, l’un arborait la chéchia du zouave, l’autre le képi de l’artilleur. Le premier marchait avec des béquilles, le second avec des cannes.

Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s’élève au bord du trottoir.

Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il en vint encore, isolément, trois, un chasseur à pied manchot, un sapeur qui boitait, un marsouin dont une hanche était comme tordue. Ils allèrent droit, chacun vers un arbre, auquel chacun s’appuya.

Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces sept mutilés ne semblait